Analphabétisme: et si on achevait la Révolution tranquille?
Alors que les élèves du secondaire sont en examen avant les vacances estivales, voici un chiffre qui donne le vertige: 53% des Québécois de 16 à 65 ans sont des analphabètes fonctionnels. Une personne sur deux!
Ce fort taux d’analphabétisme représente un drame humain et économique pour les individus et la société dans son ensemble. En cette ère de changements technologiques, la moitié de la population québécoise est carrément larguée.
Parce qu’un Québec à 53% analphabète affronte l’avenir avec une main dans le dos, le Fonds de solidarité FTQ vient d’annoncer qu’il se joignait à la Fondation pour l’alphabétisation afin de lancer une étude conjointe de 160 000$ sur l’impact économique de l’analphabétisme.
Il faut s’en réjouir et s’en désoler. S’en désoler parce que personne ne s’était encore posé la question alors que le problème de l’analphabétisme, lui, est connu depuis 1994. S’en réjouir parce qu’enfin, un acteur important de l’économie québécoise a décidé de prendre le taureau par les cornes au lieu de se mettre la tête dans le sable.
Divers degrés d'analphabétisme
Pour éclairer le débat, précisons qu’il existe plusieurs niveaux d’analphabétisme. Seulement 4% de la population est absolument illettrée. C’est déjà ça. Encore 15% ont atteint le niveau 1: ils sont capables d’ânonner un texte, mais ils doivent travailler fort pour repérer dans le texte des mots identiques à la question et ne peuvent pas fonctionner en société sans intermédiaires. Ça correspond environ à la 3e année de primaire.
Au niveau 2, qui touche encore 34% de la population, les gens peuvent lire et comprendre un texte clair en langue directe, ils peuvent faire certaines déductions, mais ils ont besoin d’aide et ils ont du mal à suivre après quelques lignes. C’est environ le niveau de 2e secondaire.
Ce qui laisse 47% de la population qui a atteint les niveaux 3, 4, et 5, le niveau 3 étant celui du diplôme du secondaire, qui est le niveau minimal reconnu pour fonctionner correctement sur le marché du travail! Au niveau 3, une personne peut lire un texte sans aide et faire une série de déductions de plus en plus complexes (niveaux 4 et 5). (Le site web de la Fondation pour l’alphabétisation contient toutes les définitions et toutes les statistiques.)
Dans nos familles, nous avons tous vu des oncles, des tantes, des cousins qui viennent demander au beau-frère instruit de remplir un formulaire ou qui viennent lui soumettre «la lettre du gouvernement». Pourtant, on évite d’aborder la question avec eux, de les inciter à rattraper le coup.
Comme tous les analphabètes, ils ont leurs trucs. «J’ai oublié mes lunettes»; «Je n’ai pas le temps»; «Je vais le lire ce soir (avec sa femme ou son beau-frère)». Ils vont refuser des promotions bien qu’ils semblent très qualifiés. Ils ne lisent pas, ni journaux, ni livres.
Il faut savoir qu’une partie de ces analphabètes ont déjà su lire, ils savent d’ailleurs déchiffrer. Ils sont même capables de lire dans les limites étroites de leur tâche. Mais leur travail, leur environnement et leurs goûts personnels les ont si peu stimulés qu’ils se sont «rouillés».
On les repère d’ailleurs lors des licenciements, vers 40 ou 50 ans. Ils ont du mal à écrire leur CV, ils échouent aux tests de qualification, ils changent de branche, ils ont du mal à se reclasser au même salaire. Et pourtant, ils sont, dans la grande majorité des cas, capables de s’acquitter de leur travail.
Analphabétisme, un poids économique
La Fondation pour l’alphabétisation fait un travail méritoire, peu connu du grand public. Le travail de recherche qu’elle fera avec le Fonds de solidarité contribuera à réduire le silence coupable qui entoure le problème de l’analphabétisme.
Cette étude sera rendue publique cet hiver dans le cadre d’un grand colloque réunissant les milieux de l’éducation et des affaires et le gouvernement. Mieux: ce colloque se répétera en 2019 et en 2020. C’est une grande victoire d’organiser un tel colloque. C’est une plus grande victoire encore d’en prévoir trois.
Gageons que les conclusions de l’étude ne seront pas brillantes, voire désastreuses. Les statistiques nous indiquent que pour chaque cas d’analphabète ayant réussi ou même ayant eu des carrières publiques, il y a 10, 50 ou 100 analphabètes qui en arrachent et qui sont un boulet pour la société.
Un Québec à 53% analphabète, c’est près de quatre millions d’habitants qui ne peuvent accéder à des emplois plus payants ou exigeant certaines compétences. Des citoyens qui ne peuvent faire valoir leurs droits par lettre ou formulaire, qui hésitent à gravir les échelons et à accéder à un meilleur salaire et dont la qualité et l’espérance de vie sont plus limitées, etc., etc. Bref, l’analphabétisme nous affaiblit collectivement.
Pour le bien des analphabètes et pour le bien de tous, il faut donc achever le grand projet de la Révolution tranquille, puisque deux générations n’ont pas suffi pour changer un problème qui a touché 12 générations et qui marque profondément la culture.
Le mot clé: prévention
Pourtant, il s’en faudrait de bien peu pour corriger le problème. Il faut savoir qu’à peine plus de 100 heures de cours et de pratique sont nécessaires pour passer du niveau 2 au niveau 3 d’alphabétisation.
Mais comme il s’agit d’un très large pan de la population active du Québec, ça ne sera pas facile, d’autant plus que le risque de stigmatisation est tel que les volontaires seront rares.
De façon réaliste, il est impossible de corriger entièrement le problème, mais si on réduit ce pourcentage de 53 à 43 %, par exemple, voilà presque un million de Québécois dont on aura amélioré le sort.
Pour y parvenir, il faudra aussi d’abord agir en prévention. Et bien entendu, cela commence à l’école. Car le frère jumeau de l’analphabétisme, c’est le décrochage.
Les recherches empiriques démontrent avec certitude que les futurs décrocheurs sont ceux qui ont des problèmes de lecture à 7 ans, des troubles de comportement à 9 ans et des retards d’apprentissage à l’entrée au secondaire.
Si on s’attaque à ces trois problèmes selon des méthodes éprouvées, il est possible d’obtenir des résultats spectaculaires très rapidement. Depuis 2003, l’Ontario, par exemple, a augmenté son taux de diplomation de 68 à 85% (un gain de 25%). Avec les bonnes méthodes et les bonnes pratiques, il est même possible de surmonter de très gros obstacles socioéconomiques. Par exemple, ce sont les francophones de l’Ontario qui affichent désormais les meilleurs taux de diplomation après avoir été les pires: le conseil scolaire francophone Viamonde, à North York, a même atteint 91%. C’est donc possible, et très vite par-dessus le marché.
L’école québécoise a ses problèmes, mais la nature est bien faite: les enfants apprennent aisément ce que l’on veut bien leur montrer. À cet égard, il faut se réjouir de la nouvelle parue récemment dans Le Devoir selon laquelle le ministre de l’Éducation a imposé, en se fondant sur les études dans le domaine, la reconnaissance des lettres en maternelle 4 ans. Espérons que ce premier jalon sera suivi d’autres mesures en maternelle et au primaire.
Même sur le marché du travail, certaines pratiques peuvent contribuer à la prévention. La valorisation de la formation par les pairs et des exigences plus élevées sur la production de rapports écrits, par exemple, peuvent contribuer à maintenir les compétences de gens sachant lire, mais qui se retrouvent dans des emplois peu exigeants où ils perdent leurs habiletés souvent fragiles. Bref, les employeurs peuvent jouer un rôle stimulant et incitatif.
Il est donc possible de finir la Révolution tranquille sans devoir réinventer la roue — maintenant!