Éditorial

Auteur(e)

Jean-Benoît Nadeau

Chroniqueur au Devoir et collaborateur au magazine L’actualité, Jean-Benoît Nadeau a publié plus de 1 000 reportages et chroniques, remporté deux douzaines de prix journalistiques et littéraires, signé huit livres, vécu dans trois pays, élevé deux enfants et marié une seule femme.

Air Canada: la goutte de trop?

Le PDG d’Air Canada a déclenché l’avalanche mercredi dernier en déclarant publiquement qu’il vivait depuis 14 ans au Québec sans jamais avoir eu besoin de parler français. Le lendemain, le commissaire aux langues officielles avait reçu 200 plaintes. Vendredi, 1000. Lundi, 2000! Un record historique en 50 ans de Loi sur les langues officielles.



Et ce n’est pas fini. Air Canada est un des principaux sièges sociaux à Montréal, mais aussi une très vieille délinquante de la Loi sur les langues officielles, qui accumule les dénonciations, les plaintes et les enquêtes depuis deux générations pour son mépris du fait français à la grandeur de l’entreprise. Visiblement, l’exemple vient de haut. Mais cette fois, c’est trop.

Il est urgent que les gouvernements d’Ottawa et de Québec profitent de cette vague d’indignation pour mettre en place l’appareillage linguistique promis afin de mieux protéger le français au Québec et au Canada. Mais il serait sans doute utile qu’ils s’appuient sur ce soutien populaire pour lancer un ultimatum à la compagnie et la menacer de boycottage.

Il faut saluer le brio du PDG Michael Rousseau. En affichant ouvertement son mépris institutionnel et personnel pour les lois québécoises protégeant le français ET pour la politique de bilinguisme officiel du gouvernement fédéral, il a pratiquement mis d’accord Québec et Ottawa sur la question linguistique. Il faut le faire!

Son idée de livrer un discours en anglais seulement à la Chambre de commerce du Montréal métropolitain n’était guère brillante. D’autant plus que le bureau du premier ministre du Québec et celui du commissaire aux langues officielles l’avaient prévenu de ne pas le faire. Mais Michael Rousseau s’est obstiné. La grande ironie était que sa conférence avait pour thème Air Canada: Rebuilding with confidence (Air Canada: Reconstruire avec confiance). Il ne manquait pas de confiance, en effet!

L’affaire, mal partie, s’est aggravée à la période de questions lorsque Michael Rousseau a demandé au journaliste de TVA Pierre-Olivier Zappa de traduire en anglais sa question qui portait sur sa méconnaissance du français. Et c’est là que le PDG en a rajouté en disant qu’il n’avait pas pris la peine d’apprendre le français en 14 ans à Montréal et que c’était à l’honneur de la ville qu’il en soit ainsi.

Profiter de l’occasion

Depuis 50 ans, tous les rapports annuels et enquêtes du Commissariat aux langues officielles dénoncent Air Canada. Mais si le transporteur s’évertue à ignorer une loi à laquelle elle est soumise, c’est bien parce que ça ne lui coûte rien.

Ce qui est différent maintenant, c’est qu’Air Canada bat de l’aile après deux années de mesures sanitaires. Les gouvernements ont donc une occasion rare de peser sur elle et de la faire plier de manière définitive. Le moment est particulièrement bien choisi de s’appuyer sur l’indignation populaire pour lui lancer un ultimatum.

Un gouvernement comme celui du Québec est un très gros acheteur de billets. Idem pour le gouvernement fédéral. Leur pouvoir d’agir directement sur les affaires de l’entreprise est énorme, surtout s’ils demandent aux entreprises et aux institutions de faire de même.

Si Air Canada n’est pas différente d’une compagnie aérienne étrangère, pourquoi la favoriser?

Moderniser les lois

L’affaire Rousseau braque violemment le projecteur sur la nécessité – et l’urgence – de moderniser la Loi sur les langues officielles et la Charte de la langue française.

Le problème se pose différemment pour l’une et l’autre loi.

Dans le cas de la Loi sur les langues officielles, le projet de loi n’est pas encore formulé, mais le livre blanc publié en février par la ministre Mélanie Joly devait assujettir les compagnies fédérales à la Loi sur les langues officielles en les soumettant à une série d’obligations fermes. Surtout, le gouvernement fédéral a affirmé son intention de donner du mordant au commissaire aux langues officielles pour qu’il dispose, enfin, d’un pouvoir de sanctions administratives ou pécuniaires, et qu’il puisse émettre des ordonnances. Ce serait un très grand pas en avant.

Il est à souhaiter que la nouvelle ministre aux Langues officielles, Ginette Petitpas Taylor, fasse mieux que de simplement demander au PDG d’apprendre le français, comme elle l’a fait jusqu’à présent. Lors de sa nomination au conseil des ministres le 26 octobre dernier, la ministre acadienne a promis un nouveau projet de loi sur les langues officielles dans les cent jours. Il lui en reste 87.

Du côté de Québec, la Charte de la langue française a déjà un pouvoir d’action autrement plus sévère que la loi fédérale. Mais Québec s’était jusqu’ici interdit d’imposer sa loi aux compagnies à charte fédérale. Le projet de loi 96 a clairement manifesté son intention d’aller dans ce sens, mais ce n’est pas encore fait non plus.

Le dernier préjugé acceptable

Si le commissaire aux langues officielles est englouti de plaintes, c’est parce que la portée symbolique de cette histoire dépasse largement le Québec. Elle survient dans un contexte plus large où les Acadiens du Nouveau-Brunswick, seule province officiellement bilingue, sont aux prises avec un premier ministre qui refuse d’apprendre leur langue. Et plus largement, tous les francophones minoritaires se débattent avec des gouvernements provinciaux qui ont une tendance anti-français et anti-francophones à des degrés divers.

S’il en est ainsi, c’est parce que la francophobie demeure le dernier préjugé acceptable au Canada.

Michael Rousseau est à classer dans les mêmes tristes annales que Donald Gordon, le président du Canadien National qui, en 1962, avait justifié l’absence de Canadiens français parmi un conseil de 17 membres en affirmant que ceux-ci manquaient de compétence!

Autre temps, autres mœurs: le grand mérite de Michael Rousseau aura été de dire tout haut ce que certains pensent tout bas sur la place du français à Montréal, au Québec et au Canada. Et devant son mépris des avertissements qu’il a reçus, et malgré ses faibles excuses par voie de communiqué, force est d’admettre qu’il a bien dit ce qu’il pensait.

L’élément qui tue dans cette histoire est que son prédécesseur, Calin Rovinescu, était un Roumain de naissance qui s’exprimait parfaitement en français. Michael Rousseau, lui, est un Québécois francophone acculturé – dont la mère parle le français, tout comme sa propre épouse. Il faut être drôlement fermé pour avoir refusé toute sa vie d’apprendre ou de réapprendre la langue de sa mère et de sa conjointe.

À la limite, on pourrait comprendre si Michael Rousseau était l’héritier d’une grande dynastie d’affaires qui n’a de comptes à rendre qu’à elle-même. Or, ce résident de Saint-Lambert, arrivé en poste il y a huit mois, a plutôt été sélectionné par un conseil d’administration de 12 personnes qui n’a jamais indiqué le français ou le bilinguisme comme critère de sélection.

Et c’est précisément à cause de ce mépris ahurissant des lois et des usages que les deux gouvernements concernés doivent prendre tous les moyens dont ils disposent pour faire atterrir Air Canada au 21e siècle.

 

Éditorial

Auteur(e)

Jean-Benoît Nadeau

Chroniqueur au Devoir et collaborateur au magazine L’actualité, Jean-Benoît Nadeau a publié plus de 1 000 reportages et chroniques, remporté deux douzaines de prix journalistiques et littéraires, signé huit livres, vécu dans trois pays, élevé deux enfants et marié une seule femme.