Légalisation de la marijuana : payant, le pot?
Derrière la légalisation de la marijuana récréative: un marché lucratif et des actions qui s'envolent. Serez-vous un de ces investisseurs avisés? Faut-il craindre une bulle? Ronald McKenzie, journaliste finances qui se joint à notre équipe éditoriale, fait le tour de la question.
C’est en pleine effervescence boursière pour les producteurs canadiens de cannabis que la Chambre des communes a adopté le projet de loi C-45 le 27 novembre dernier.
Les investisseurs qui ont misé sur le pot ont de quoi planer: depuis le début de l’automne 2017, le prix des parts du fonds Horizons Marijuana médicale, qui regroupe 14 grandes entreprises actives dans le marché du cannabis, a bondi de près de 50%! Bon rendement, dites-vous?
Des tonnes d’herbe
Qu’est-ce qui justifie une telle frénésie? Bien sûr, il y a l’effet de mode, mais les fondements solides sont là.
Le marché de la mari est bien réel. Offert légalement depuis 2001, le cannabis médical représente des ventes annuelles de quelque 2 milliards de dollars. Lorsque le pot à usage récréatif entrera dans la danse, ce marché pourrait doubler de valeur.
En effet, le très sérieux directeur parlementaire du budget (DPB) estime que les Canadiens pourraient consommer environ 655 tonnes métriques de cannabis récréatif dès 2018. En 2021, dit le DPB, la consommation de cannabis pourrait atteindre 1190 tonnes métriques. «Cette hausse sera due à l’augmentation de la population âgée de 15 ans et plus et à la fréquence de consommation accrue au sein de la population», note le DPB.
À 10$ le gramme en moyenne, on aurait affaire, rien que pour 2018, à un marché de 6,5 milliards de dollars.
Estimation semblable de la firme comptable Deloitte, qui fixe à 5 milliards de dollars par année le marché canadien de la marijuana récréative. C’est l’équivalent de ce que les Canadiens dépensent en spiritueux (whisky, vodka, rhum, etc.). Et si l’on tient compte de toutes les personnes susceptibles de consommer du cannabis, les ventes pourraient s’élever à 8,7 milliards, soit l’équivalent du chiffre d’affaires du commerce du vin.
Une affaire séduisante
Outre la taille du marché, d’autres facteurs expliquent l’engouement des investisseurs pour le pot.
Le plan d’affaires est séduisant
L’industrie du cannabis médical est bien implantée au Canada. Naturellement, elle compte se tailler la part du lion avec la mari récréative en tirant profit de son expérience acquise au fil des années. Elle veut contrôler le marché de bout en bout, de la culture des semis jusqu’à la livraison du produit fini au consommateur, en passant par la recherche et le développement, la supervision de la production, le marketing, etc.
Par «produit fini», on entend les cocottes séchées à fumer, bien sûr, mais aussi l’huile de cannabis, les timbres cutanés, les articles alimentaires, les aérosols pour vapoteuses, etc. Et pourquoi pas: à l’occasion des Fêtes, l’entreprise Coast to Coast Medicinals, de Colombie-Britannique, propose, à 200$ pièce, des calendriers de l’avent contenant des fleurs de cannabis!
La consolidation peut faire bondir les cours boursiers
L’industrie de la marijuana compte beaucoup d’acteurs, gros et petits. Cet environnement est propice aux acquisitions souvent payantes pour les actionnaires. En novembre dernier, par exemple, les investisseurs ont eu vent que la firme Aurora Cannabis allait acheter sa concurrente CanniMed Therapeutics. Sachant qu’Aurora proposerait un prix élevé, ils ont fait le plein d’actions de CanniMed, ce qui a propulsé le titre de 33% en une seule journée.
Les risques sont moindres
L’industrie de la marijuana est moins exposée aux risques majeurs que ne le sont, par exemple, les sociétés de biotechnologie (qui dépensent des millions dans un nouveau médicament peut-être inefficace) et les explorateurs miniers (qui doivent trouver de l’or, l’extraire à bon prix et toujours découvrir de nouveaux gisements).
Trois obstacles importants
Cela dit, parmi les obstacles associés à l’investissement dans le cannabis, soulignons-en trois importants.
1- Le risque financier
La plupart des grands producteurs canadiens de cannabis ne sont pas encore rentables. Certes, les ventes sont au rendez-vous, mais les profits se font attendre.
C’est que la production et la commercialisation du pot coûtent très cher. Par exemple, l’ontarienne Canopy Growth a investi en 2017 plus de 29 millions de dollars dans l’achat de licences, de brevets, de propriétés, etc. Et c’est sans compter les frais d’exploitation qu’elle doit engager annuellement pour faire rouler ses trois usines grandes comme cinq terrains de soccer. En 2017, Canopy Growth a réalisé des ventes de près de 40 millions de dollars, mais elle a essuyé une perte de 16,6 millions.
En novembre dernier, Aurora Cannabis a inauguré une nouvelle usine à Pointe-Claire, en banlieue ouest de Montréal. C’est un projet de 7 millions de dollars. Aurora compte y produire du cannabis séché et de l’huile de cannabis. En 2017, l’entreprise établie en Alberta a subi une perte de 13 millions de dollars, malgré des ventes de plus de 18 millions.
Les investisseurs qui se souviennent du krach des titres technos au début des années 2000 connaissent le danger inhérent aux actions de sociétés qui ne font pas leurs frais. «Lorsque les gens achètent des actions qui ne sont pas basées sur la valeur de l’entreprise, mais plutôt sur des nouvelles, on tombe dans la spéculation et non l’investissement», prévient le gestionnaire Pierre-Olivier Langevin.
2- Le risque politique
Le renvoi du projet de loi pour étude au Sénat, avec les délais que cela peut entraîner, a ébranlé les investisseurs. Le lendemain de cette annonce, le cours du fonds Horizons Marijuana médicale a reculé de 4%. Portefeuilles sensibles s’abstenir.
Cette question pourrait hanter les investisseurs. En effet, le sénateur conservateur Jean-Guy Dagenais a déclaré que le Sénat ne se sentait pas lié par la date butoir du 1er juillet 2018 pour l’entrée en vigueur du projet de loi sur la légalisation du cannabis. «On n’étudiera pas un projet de loi sur pression du gouvernement», a précisé M. Dagenais.
3- Le risque géopolitique
Bien qu’attrayant, le marché canadien du cannabis demeure relativement limité. Voilà pourquoi les principaux producteurs soucieux d’expansion songent à exporter leur marchandise.
L’ennui, c’est que la mari n’est pas un produit comme les autres. Aux États-Unis, notre principal partenaire commercial, elle est considérée par les autorités fédérales comme une drogue illégale. Certes, plusieurs États en ont autorisé l’usage, mais au niveau du pays en soi, le cannabis (même médical) demeure interdit de commerce transfrontalier. Et cela ne risque pas de changer avec une légalisation au Canada.
Les producteurs canadiens peuvent déjà exporter du cannabis médical au Brésil ou en Allemagne, par exemple, mais ces débouchés sont restreints. Et rien ne garantit que de nouveaux gouvernements là-bas n’imposeront pas des contrôles plus sévères.
Par ailleurs, au sein du Canada lui-même, les investisseurs ont hâte de voir comment les provinces réglementeront la distribution du cannabis récréatif. Il est possible que ce soit compliqué.
À titre de comparaison, la vente et l’achat d’alcool entre le Québec, l’Ontario et le Nouveau-Brunswick sont soumis à des barrières commerciales strictes. Réserve-t-on le même sort au cannabis récréatif? Un habitant de Calgary aura-t-il le droit d’acheter en ligne du cannabis vendu par la Société québécoise du cannabis? Ce n’est pas clair pour l’instant, et ce genre d’incertitude peut indisposer les investisseurs.
Bulle, pas bulle?
Investir aujourd’hui dans le pot comporte une part élevée de risque. Les fluctuations brusques des cours seront monnaie courante tant que les entreprises n’afficheront pas de bénéfices et que le marché n’aura pas atteint sa maturité.
Le cannabis, «c’est bon pour les investisseurs misant sur le long terme», note l’analyste financier Jason Zandberg, optimiste pour l’avenir du cannabis au pays.
Que pense-t-il des montagnes russes boursières de 20% à 30% qu’ont empruntées les titres de ce secteur le printemps dernier? Ce n’était pas l’éclatement d’une bulle, soutient M. Zandberg, «c’est un marché qui se corrige».
Ronald McKenzie est journaliste spécialisé en économie et en finances depuis plus de 20 ans. Politologue de formation (UQAM, 1982), il a réussi le Cours sur le commerce des valeurs mobilières, la formation IFSE sur les fonds communs et l'examen sur les assurances de personnes au Québec. Il a écrit pour les magazines Protégez-Vous, le Bel âge, Affaires Plus, Conseiller et Québec Inc., de même que pour le Journal de Montréal et le journal Les Affaires.