Débarquement en Normandie: 75 ans de mémoire vivante
À Bernières-sur-Mer, en Normandie, La Maison des Canadiens propose une balade historique sur la côte française où s’est gagnée la Seconde Guerre mondiale.
«Lorsque vous marchez sur le sable de Juno, ils sont à vos côtés.» Je médite cette phrase, glanée en fin de visite de l’exposition permanente du Centre Juno Beach, en déambulant peu après sur la longue plage de Courseulles-sur-Mer et Bernières-sur-Mer. Elle s’étend sur huit kilomètres face à la Manche. La mer est d’un calme plat et la plage, déserte. On imagine les enfants batifoler bientôt dans les vagues et construire des châteaux de sable, comme sur toutes les plages du monde. Sauf que celle-là a sa propre histoire, prégnante, et que l’ombre des Canadiens qui sont morts ici le 6 juin 1944 plane sur elle et accompagne vos pas.
Juno Beach est l’une des cinq «plages du Débarquement» dont on fêtera dignement à partir de la mi-mai le 75e anniversaire. Dans cette région normande du Calvados, qui compte 120 kilomètres de bord de mer, le tourisme de mémoire est aussi vivace que le tourisme balnéaire ou gourmand; mais pourquoi ne pas lier les trois?
Se souvenir est un devoir minimal pour rendre hommage à ceux qui ont voulu la paix pour d’autres comme pour eux-mêmes. Il faut se souvenir (notamment) de ces 45 000 Canadiens morts au combat durant la Seconde Guerre mondiale, dont ces centaines de valeureux qui, aux côtés de milliers de soldats américains, britanniques et français, mirent pied à terre sur la côte normande. Bravant leur peur au fond de barges discrètement mises à l’eau au large, ils débarquèrent au petit matin sur cette plage de Juno au nom de la «liberté».
Nombreux furent ceux qui, au cours de la bataille de Normandie, tombèrent comme des mouches sous les balles, les obus, les mines, les grenades, les canons allemands qui protégeaient le fameux mur de l’Atlantique. Ceux qui s’en sortirent vivants furent les premiers acteurs de la libération de la France et de la victoire finale contre les Allemands. Et c’est aussi cette plage qui fut choisie par Winston Churchill et le général de Gaulle pour mettre pied à terre en France quelques jours plus tard, le 12 juin 1944.
Le jour J à la Maison des Canadiens
À l’aube du 6 juin 1944, vue de la mer, une maison se dresse tel un phare sur la plage de Bernières-sur-Mer. Presque tout a été bombardé sur la côte par les avions des forces alliées, histoire de déstabiliser les Allemands. Mais les pilotes ont reçu l’ordre de ne pas détruire cette bâtisse de deux étages. Elle serait le repère visuel pour les bateaux, puis les barges de débarquement et enfin les soldats qui allaient se mettre à l’eau pour rejoindre la plage. Elle a bien rempli son rôle et fut la première maison de la région libérée des Allemands, qui l’occupèrent durant la guerre.
Aujourd’hui, encore, la belle maison normande à colombages de bois et toit en pente domine le bord de mer. De la rue du village, la villa se fait discrète. Il faut passer par la place du 6 Juin et rejoindre l’étroite avenue des Français, qui longe la plage, pour l’approcher. Sur le balcon supérieur, un drapeau canadien est tendu. On frappe et c’est une dame pétillante qui vous ouvre la porte. Comme elle l’ouvre à tous ceux qui en font la demande.
Une histoire de famille
Rien ne prédestinait Nicole Hoffer à tenir les rênes de cette Maison des Canadiens, qui n’est pas un musée, mais bel et bien une résidence privée, la sienne. Un mannequin de soldat en costume d’époque vous accueille au pied de l’escalier, puis c’est la valse des souvenirs du Débarquement qui s’égrène sur les murs de la salle à manger et du salon avec vue imprenable sur la plage. «Les Allemands avaient installé une mitrailleuse derrière les grandes fenêtres», précise Nicole Hoffer.
Construite en 1928 par le propriétaire de l’Hôtel de Crillon à Paris, la «Villa Denise» fut achetée en 1936 par les grands-parents d’Hervé Hoffer, raconte sa femme. Réquisitionnée en 1940 par les Allemands pour loger un officier, elle revient après la guerre à la famille. À la fin des années 1970, Hervé et Nicole Hoffer en prennent possession, mais jusqu’en 1984, ils ne connaissent rien de son histoire «canadienne».
Pour le cinquantième anniversaire du Débarquement, de curieux passants font arrêt devant la maison et se recueillent. «C’est en allant parler à ces anciens combattants canadiens, se souvient Nicole Hoffer, que nous avons appris son histoire, comment elle avait été épargnée et pourquoi elle avait une telle valeur de symbole pour les vétérans canadiens et les familles de ceux qui sont morts sur la plage. Elle est la première image qu’ils ont eue de la France le 6 juin 1944.»
Au jour J, le commando du régiment ontarien Queen’s Own Rifles fut le premier à atteindre la plage et celui qui fit fuir les occupants allemands de la maison. Puis vinrent les Québécois du Régiment de la Chaudière et les blindés du régiment Fort Garry Horse. Un poste de transmission fut alors installé dans la maison.
En 1984, des vétérans du régiment Queens Own Rifles demandent à visiter la maison. De là est venue l’idée au couple de garder sa porte ouverte aux anciens combattants canadiens et à leurs familles. Vingt-cinq ans plus tard, ces visites «sont toujours un devoir de mémoire et une histoire de cœur» entre nous et les Canadiens, dit Nicole qui, malgré la mort de son mari en 2017, compte bien perpétuer longtemps cette tradition d’hospitalité.
Depuis, des amitiés se sont nouées avec des visiteurs et le couple a reçu des dons d’exception: médailles et uniformes militaires, tableaux peints par des soldats, photos et cartes anciennes. Le rez-de-chaussée est un vrai sanctuaire du Souvenir. On y voit notamment un grand tableau de la maison et de la plage peint de mémoire par un soldat après la guerre, une photo ancienne de la maison criblée de projectiles après le premier assaut, etc.
Un cadre avec un billet de 100 francs attire l’œil. Nicole assouvit notre curiosité: «C’est un Allemand blessé le 6 juin qui l’a donné à un soldat canadien en lui demandant de le laisser en vie.» Dans le livre d’or, on peut aussi lire cette phrase: «Excusez-moi d’avoir jeté des grenades dans votre cave.» C’est Ernie Kells, un vétéran du Queen’s Own Rifles, qui a écrit cette phrase en 2009, se souvenant du 6 juin 1944, alors que les occupants allemands de la maison tentaient de fuir par un passage aménagé dans la cave.
Le 1er juin prochain, Nicole Hoffer et ses amis de l’Association La Maison des Canadiens entameront à leur manière les célébrations du 75e anniversaire du Débarquement, en allumant une lanterne et en l’accrochant au balcon de la maison. Au matin du 6 juin, une délégation exceptionnelle de 40 vétérans canadiens participera à une cérémonie commémorative militaire, puis à 21h, aura lieu la «Cérémonie de la Lanterne», débutant par un concert et finissant par la mise à l’eau de la «Lanterne de la Liberté». Comme le faisait chaque 6 juin Hervé Hoffer en marchant dans l’eau jusqu’à la taille au son de la cornemuse: «Un geste symbolique en l’honneur des Canadiens qui, disait-il, sont venus de la mer ce jour-là pour nous rendre la liberté.»