Livres de la semaine
Wapke: 14 nouvelles, 14 auteurs autochtones
«Je voulais réunir à nouveau plusieurs auteurs autochtones, donner la parole aux signatures les plus connues, mais aussi à des auteurs émergents», m’avait raconté Michel Jean lors d’une entrevue. «Et cette fois, je leur ai proposé d’écrire des dystopies, une façon pour eux de cerner leur vision de l’avenir à partir de leur réalité et de leur culture.» Quelques mois plus tard, paraissait chez Stanké Wapke, qui compte 14 nouvelles inédites et tout autant d’auteurs, dirigé par Michel Jean, lui-même Innu de Mashteuiatsh.
Cette lecture vous entraînera dans des futurs très variables, mais vous ramènera souvent à l’essentiel: la Terre Mère. Car si chaque auteur a son style, son ton et sa vision de l’avenir, ils trempent tous leur plume dans la sève des arbres, dans l’eau des rivières, dans l’esprit du vivant, dans la solidarité du clan, les enseignements des anciens, seuls remparts contre l’éclatement de ce monde. Destruction environnementale, blessures du passé, défaillances des gouvernants, mais aussi solidarité humaine et ouverture aux autres cultures. L’espoir se profile entre les lignes de ces nouvelles bien ficelées.
Les dystopies ne sont pas souvent rigolotes… Les auteurs qui projettent leur univers dans l’avenir en brossent souvent une réalité sombre et inquiétante. Il n’y a qu’à penser au fameux Meilleur des mondes d’Aldous Huxley ou à la Servante écarlate de Margaret Atwood pour comprendre cet univers qui, malgré ses caractéristiques futuristes, garde toujours un pied dans le temps actuel.
Les nouvelles de Wapke n’échappent pas à cette quasi-règle du genre, mais elles mettent fortement en relief l’humanité et l’esprit qui, malgré les autoritarismes, les super technologies ou la destruction quasi totale de l’environnement, résistent et survivent. Les références sont autochtones, du Grand Sorcier aux pensionnats, de la vie en forêt aux éradications culturelles, on retrouve au fil des pages la réalité et la culture autochtone et c’est ce qui rend ces dystopies si intéressantes, car elles projettent un futur qui prend racine non pas dans notre univers de Blancs, mais dans la réalité et les références culturelles de 14 auteurs venant de nations et d’horizons autochtones multiples. Cela dit, on sent bien aussi le pied dans la culture québécoise et la réalité mondiale.
À une ou deux exceptions près, je les ai toutes dévorées. Gros coup de cœur pour La hache et le Glaive de Louis-Karl Picard-Sioui, Wendat de Wendake. Toronto, 2072, le Glaive universel, pouvoir suprême politico-religieux, tente d’enrayer la résistance qui s’active grâce à une technologie, la Strendu, permettant de circuler dans l’histoire par des brèches temporelles. Les analogies avec les abus de pouvoir religieux et politique que nous connaissons sont finement ciselées. Portée par les enseignements d’un Grand Sorcier, la jeune Wendate Yahndawara’, l’héroïne, défie le général Providence, commandant en chef du Glaive dont le symbole rappelle ironiquement la croix, se dit-elle, comme celle des envahisseurs qui au XVIe siècle sont arrivés des Grandes Eaux. La Strendu, que convoite le général, doit être détruite, «car entre des mains malintentionnées, le système pourrait causer assez de paradoxes et d’anomalies pour déchirer la toile de la réalité elle-même et briser de façon définitive le cercle sacré de l’existence». De son côté, le général du Glaive se demande comment cette «sauvagesse» peut faire preuve d’autant de loyauté et de force… Bon, je vous laisse découvrir le reste.
Beaucoup aimé aussi Dix jours sur écorce de bouleau, de Marie-Andrée Gill, Innue de Masteuiash, dont quelques éléments m’ont rappelé Fahrenheit 451.
Beaucoup aimé également l’atmosphère de la nouvelle signée par Michel Jean, Les grands arbres, qui une fois de plus met en scène une héroïne forte. Le dénouement laisse une impression forte.
Autre gros coup de cœur pour Les enfants lumière, de Virginia Pésémapéo Bordeleau, métisse Crie de Rapide-des-Cèdres. Après un désastre écologique qui a complètement bouleversé la planète – «La terre s’était presque retournée sur elle-même, comme une ourse dans sa caverne» –, quelques communautés survivent grâce à leur solidarité. Parmi celles-ci: les habitants des hautes terres de l’Abitibi, « (…) qui possédaient pourtant un sens de l’accueil chaleureux et ils étaient doués d’une large conscience sociale, grâce à laquelle ils avaient échappé aux épidémies». Dans ce monde bouleversé où les femmes ne font plus d’enfants, un jeune couple fait le pari contraire et trouve refuge et aide dans les enseignements de la communauté Anishnabeg. Cette nouvelle attire des survivants et donne naissance à une communauté cosmopolite. L’espoir de l’avenir serait-il à nouveau permis?
Dans le quatrième monde, une nouvelle signée Isabelle Picard, Wendate de Wendake, le destin de deux femmes fortes se croise, dans un monde post-guerre régi par les règles de la Neutralité, où toute croyance, toute identité culturelle est interdite. «Un projet sociétal visant à rétablir la paix, l’équilibre et l’harmonie en neutralisant, en somme, tout ce qui fait de nous des êtres humains. Ilda, une Russe sexagénaire, et Elsie, une jeune femme autochtone, résistent et elles ont bien plus en commun…»
Le recueil prend fin avec une nouvelle signée par Joséphine Bacon, Uatan, un cœur bat. La poétesse, comme toujours, en quelques phrases, quelques mots, fait surgir l’essentiel et nous rappelle qu’il ne faut pas oublier, car l’avenir doit se souvenir.
Auteurs sous la direction de Michel Jean:
Joséphine Bacon
Katia Bacon
Marie-Andrée Gill
Elisapie Isaac
Alyssa Jérome
Natasha Kanapé Fontaine
J.D. Kurtness
Janis Ottawa
Virginia Pésémapéo Bordeleau
Isabelle Picard
Louis-Karl Picard-Sioui
Jean Sioui
Cindy Wylde
Wapke, Direction Michel Jean. Stanké, 2021. 210 pages. 27,95$