Livres de la semaine
Les danseurs de l’aube, Marie Charrel
Un roman sur le flamenco? Pour me convaincre, moi, lecteur de polars et mauvais danseur, l’auteure aura un magnifique défi à relever! Bien que…
Marie Charrel est journaliste au quotidien Le Monde, où elle est la spécialiste de la macroéconomie internationale. Elle a publié son premier roman en 2010, Une fois ne compte pas. Les danseurs de l’aube est son sixième roman.
J’ai tout lu de Marie Charrel. Chaque fois, elle réussit à me surprendre.
Ses deux derniers romans effleuraient le mélange des genres, entre le roman historique, la fiction entremêlée avec le réel et le roman d’enquête. Je suis ici pour vaincre la nuit nous a fait rencontrer une peintre de talent, morte à Ravensbrück, un camp de concentration réservé aux femmes (150 000 y ont été déportées et on estime à 80 000 celles qui y sont mortes). Une nuit avec Jean Seberg nous a fait découvrir cette grande artiste qui a traversé la fin du XXe siècle en y laissant des traces bien particulières dans ce combat pour les droits civiques des Noirs.
Et maintenant, Marie Charrel nous amène en Europe centrale durant les années 1930, et à Hambourg en 2017, sur les traces de deux couples de danseurs pour le moins exceptionnels.
Un matin brumeux, à Hambourg, un photographe attend, son appareil photo prêt à saisir l’instant magique. Il est certain que pendant cette rencontre des grands de ce monde, un activiste posera un geste d’éclat contre le G20; il sera là pour fixer l’image qui lui permettra de faire fortune. À sa grande surprise, c’est un couple qui sort de l’ombre. La jeune femme claque des talons sur le bitume. Son partenaire émerge de la pénombre et la rejoint pour une chorégraphie envoûtante. Le photographe mitraille le couple de danseurs, saisit la magie de leurs corps en mouvement. Avant qu’ils ne disparaissent, il s’informe de leur identité. Le danseur lui répond qu’ils sont Imperio et Dolores. Les danseurs de l’aube venaient de naitre, drapés dans leur légende.
Ces deux jeunes viennent de se rencontrer. Lukas et Iva se sont trouvé une passion commune, la danse. Le flamenco. Craignant qu’Iva ne se dissipe comme cette brume matinale, Lukas l’envoûte en lui racontant l’histoire d’un frère et d’une sœur qui ont laissé leur marque sur les scènes européennes pendant les années 1930 et 1940. Le couple part donc à la recherche de ces jumeaux, danseurs exceptionnels au passé tourmenté.
Sylvin et Maria Rubinstein sont les enfants d’une danseuse d’opéra juive et d’un aristocrate russe. Chassés de leur Russie natale par la révolution bolchévique, après l’exécution de leur père, les deux enfants s’installent avec leur mère à Brody, une ville hongroise située près de Budapest. Inspirés par un groupe de romanichels, les jumeaux apprennent le flamenco et bientôt, ils surpassent leurs professeurs.
Ils envoûtent les spectateurs sur toutes les scènes qu’ils habitent. Puis, en 1939, la guerre éclate et le couple est séparé. Sylvin ne reverra plus jamais sa jumelle Maria.
Dans un aller-retour passionnant entre le passé et le présent, la réalité et la fiction, Marie Charrel nous charme par ses mots, son écriture et son talent de romancière.
Transcendant les mouvements de danse et la beauté des corps qui expriment la passion, l’auteure met en perspective la force de l’humain contre l’intolérance, la haine, le rejet et l’exclusion. Ces quatre personnages, habités par le feu de l’art, sont en perpétuel combat pour mieux assumer ce qu’ils sont, leur identité, même sexuelle, et l’opposition entre la beauté de l’art et la violence des hommes. Sylvin Rubinstein prend même le chemin de la transformation physique en pénétrant l’esprit de sa sœur perdue pour la faire vivre… et revivre. Et surtout pour la venger de l’enfer nazi où elle a disparu.
Les danseurs de l’aube est un formidable roman sur le déchainement de la haine sur tout ce qui est différent; un roman historique avec un fort accent de réalité actuelle. L’histoire n’est pas racontée pour les seuls amateurs de danse et de flamenco. Cette histoire, c’est le récit d’une humanité où le laid côtoie le beau, et parfois même, pousse son délire à effacer le beau pour ne garder que le laid.
Laissons-nous alors transporter par le son de cette musique et le rythme des pas frappant le sol. Vivons ce duende, cinquième personnage de ce récit. Intangible, ensorcelant, ce moment de grâce tant convoité par les danseurs où l’art transcende la vie, où la transe de l’artiste enveloppe le spectateur pour créer cet envoûtement bien particulier, né dans l’esprit des artistes hispanophones. Immergez-vous dans la page couverture de ce roman! Vous ressentirez la passion des danseurs, l’expression des corps et la passion des gestes.
C’est ce que vous vivrez en lisant Les danseurs de l’aube, un roman passionnant, superbement écrit, où la passion se transforme en de grandes émotions.
Bonne lecture!
Les danseurs de l’aube, Marie Charrel. Les Éditions de l’Observatoire. 2021. 253 pages.