1 décembre 2017Auteure : Françoise Genest

Livres de la semaine

De synthèse de Karoline Georges

Pour ce mois qui précède Noël, j'ai choisi de vous parler de livres que j'offrirai en cadeau. On poursuit donc cette série, amorcée la semaine dernière, avec De synthèse de Karoline Georges, paru chez Alto.

Pour survivre à une enfance grise et coincée entre l'alcoolisme d'un père qui lui fait peur et d'une mère, immobile devant sa fenêtre et coupée du monde, la narratrice du roman se fond dans l'écran du téléviseur et vit, par procuration, à travers les héros et les personnages de ce monde fictif, qui lui est plus familier et réel que sa propre vie.

Prostrée devant le téléviseur, elle est tout aussi immobile que sa mère, qui fixe sa fenêtre en fumant. Mais, via l’écran lumineux, la fillette vit des émotions intenses en regardant les clips d'Olivia Newton-John, dont elle collectionne les photos, les aventures de superhéroïnes comme La femme bionique, Wonder Woman, Ma sorcière bien-aimée ou Jinny dont le costume rose l'éblouit.

J’avais bien quelques moments de répit juste après l’école, pour soigner mon anxiété.  Avant que mon père ne revienne en milieu de soirée, saoul ou de mauvaise humeur donc sur le point de se saouler. Pendant que ma mère fumait à la fenêtre, j’étais assise devant la télévision sans bouger.

J’ai été fascinée par beaucoup de personnages à l’écran. Surtout des superhéroïnes ou des créatures magiques. (…)
Mais de toutes les créatures télévisuelles, ma préférée était Jinny. Le génie blond dans sa bouteille rose. Elle portait elle aussi un costume affriolant qui révélait son ventre plat. Je ne savais alors rien du sexe ; je ne voyais pas dans ces personnages à bustier et à voilage transparent des provocations érotiques, j’étais tout simplement éblouie par leur beauté. Le rose du costume de Jinny suffisait à m’illuminer.

Obnubilée par l'image qui permet d'exister sans risque, obsédée même par cette image, elle se présente à un concours de beauté qu'elle remporte à 14 ans et qui la conduira sur les podiums de Paris, où dès ses 16 ans, elle habitera pendant une dizaine d'années.

Au retour, financièrement autonome, la narratrice se cloître chez elle pendant près de 30 ans et se livre entièrement à sa passion pour le fictif, l'image et la réalité virtuelle en créant son avatar. Un être de synthèse, Anouk, dont le nom signifie la grâce, qui lui renvoie une image parfaite, parfois trop ressemblante d'elle-même.

Mais la maladie de sa mère, la tire de son antre et l'oblige à reprendre contact avec la réalité et sa famille. Un passage troublant, alors que depuis trente ans, elle vit dans la réalité fabriquée, dans l'image parfaite et dans le contrôle d'un destin numérique pour oublier qu'elle n'a pas de prise sur la réalité.

Depuis des années, j’étudie à travers l’image un langage corporel macro très précis et très subtil, la manifestation d’un état par le jeu des lignes des traits d’un visage, qui s’exprime par la hauteur des sourcils, leur accent, la courbe ascendante ou descendante de la bouche, son degré d’ouverture, la position du regard dans l’espace. À ce moment-là, le visage de mon avatar m’apparaît comme un assemblage grossier, caricatural.

Alors, pendant des heures, je défais le profil d’Anouk pour le recomposer avec des paramètres inédits. J’écrase le nez, puis les lèvres, puis les pommettes. Je fais saillir le menton, j’allonge la ligne du front. Jusqu’à ce que mon quartier de lune apparaisse.
Et là, je vois.
La décomposition.

La rémanence du visage décharné, que j’ai trop observé sous l’éclairage cru de l’hôpital, s’impose en filigrane dans mon espace de création. (…)
Or, ce que je vois, surtout, c’est le visage de ma mère.


De synthèse
est une incursion intime dans le monde du virtuel, une vision introspective des avatars , un aller-retour entre le monde réel et virtuel, qui n'a pourtant rien d'artificiel. Malgré sa fuite dans les pixels, la narratrice reste un être réel. dont la souffrance l'est tout autant et dont la quête reste touchante tout au long du roman.

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De synthèse, Karoline Georges, Éditions Alto, Octobre 2017, 207 pages, 22.95 $

 

 

Après des études de cinéma (UQAC) et d’histoire de l’art (UQAM), Karoline Georges amorce une démarche artistique multidisciplinaire où se côtoient la vidéo, l’art audio, la photographie, la littérature, et plus récemment la modélisation 3D. Elle est l’auteure de spet livres, dont Sous béton (Alto) finaliste du Prix des libraires du Québec (2012). Elle a reçu, en 2012, le Prix de la création artistique du Conseil des arts et des lettres du Québec.