«Quel livre aimez-vous le plus offrir?» 12 créateurs dévoilent leur cadeau littéraire favori
Dans son discours d’ouverture comme président au congrès littéraire international de Paris en 1878, Victor Hugo avait déclaré que la lumière se trouve dans les livres, qu’il faut les ouvrir tout grand, les laisser rayonner, les laisser faire. Pour que la magie opère en 2024, à l’image du journal Le Monde, qui procède à l’exercice depuis quelque temps, j’ai demandé à douze créateurs de chez nous, des êtres portés vers les lettres pour la plupart, de dévoiler le livre qu’ils aiment le plus offrir en cadeau, s’ils ne devaient qu’en choisir un. De quoi s’illuminer tout au long de l’année.
Les personnalités de Avenues.ca:
- Jérémie McEwen (essayiste, professeur de philosophie)
- Dominic Champagne (metteur en scène, militant écologiste)
- Stanley Péan (écrivain, animateur)
- René Richard Cyr (metteur en scène, comédien)
- Martine Delvaux (écrivaine, professeure)
- Janette Bertrand (écrivaine, scénariste)
- Léa Clermont-Dion (écrivaine, réalisatrice)
- Michel Jean (écrivain, journaliste)
- Louise Dupré (écrivaine)
- Hélène Dorion (écrivaine)
- Anaïs Barbeau-Lavalette (écrivaine, cinéaste, mère au front)
- Margie Gillis (chorégraphe, danseuse)
Jérémie McEwen: Ce qui est tu, de Caroline Dawson
En 2023, je me suis fait cette amie. Caroline, c’est une oreille tendue au monde, c’est un cœur ouvert sur le sens des choses. Ce recueil de poésie faisait suite à son roman à succès, Là où je me terre, que tout le monde a lu, que je croise régulièrement dans le métro, la microbrasserie, le café, le bas de Noël...
J’avais loupé cette lecture au creux de la pandémie, alors que je regardais naître mon premier enfant. Alors, j’ai commencé par la poésie qu’elle a écrite pour son fils, d’une main douce, inquiète et enveloppante. J’ai pensé à mon propre fils, à l’enracinement d’Europe du Nord commun de nos enfants, mais aussi à nos différences qui ouvrent le terrain de notre rencontre. Et surtout, j’ai trouvé en elle cette qualité que je recherche de plus en plus chez mes amis et dans mes lectures: le refus de pontifier. Dieu sait qu’elle pourrait le faire, avec son expérience de vie, ses connaissances et son talent, mais elle ne le fait pas, et je l’aime.
En nous rencontrant dans la générosité de l’âme littéraire porteuse, c’est comme si elle avait toujours été là dans mon panthéon livresque, ce qui est sûrement la marque de tout texte qui vaut vraiment la peine d’être lu.
Dominic Champagne: Les Misérables, de Victor Hugo
J’aime les classiques. Leur exigence, leur grandeur, la rencontre de l’humus qui nous a constitués. J’ai souvent témoigné de mon amour pour L’Odyssée d’Homère. Les Misérables de Victor Hugo est du même bois. Souvent, je l’ai relu comme mes grands-pères ont fréquenté la Bible. Et c’est un livre que je m’empresse d’offrir à ceux qui ont le bonheur de ne pas l’avoir encore lu. Je me souviens de mon fils Hubert qui, à l’âge de neuf ou dix ans, entre en larmes à la maison pour nous annoncer la mort de l’ancien forçat devenu saint homme. Les enthousiasmes débordants comme les misères crasses où nous emporte Victor Hugo me font du bien, me redonnent confiance dans le cœur de l’être humain, dans cette foi inébranlable en notre capacité à nous tenir debout devant le tragique de ce spectacle plus grand que la mer et plus grand que le ciel qu’est le mystère de l’âme humaine. Ceux et celles qui ont été emportés par le souffle de ce chef-d’œuvre savent bien de quoi je parle. Pour les autres, il ne reste qu’à savourer le grand bonheur d’y plonger pour le découvrir. Je vous envie.
Stanley Péan: La Candeur du patriarche, de Gilles Archambault
Pour paraphraser Aznavour, Gilles Archambault évoque ici un temps que les moins de quatre-vingts ans ne peuvent pas connaître et peut-être s’escriment-ils même à ne pas y penser, trop pris par le jeunisme ambiant et la peur de vieillir. La candeur évoquée par le titre de ce recueil de chroniques s’avère une habile concoction d’autodérision, de lucidité, de sagesse (n’en déplaise à l’auteur récalcitrant que le terme agace un brin). La familiarité de cette petite musique crépusculaire dont Archambault nous a bercés au fil de six décennies décuple la prégnance du propos. Qu’il évoque un dernier tour de piste avec Joël Le Bigot dans ces studios de radio qui lui manquent, le sourire et le babil de son arrière-petit-fils Gustave qui l’émeuvent ou le passage des années qui le déconcerte, l’écrivain quasi nonagénaire se dévoile élégant, vulnérable, touchant, mais jamais racoleur.
René Richard Cyr: L’insoutenable légèreté de l’être, de Milan Kundera
Tout au long de notre vie, nous sommes confrontés à de multiples choix. Je suis d’une nature trop souvent inquiète. L’insoutenable légèreté de l’être, de Milan Kundera, m’a donc rappelé que nos décisions déchirantes ne peuvent être que légères, puisque nous ne saurons jamais ce qu’il serait advenu si nous avions emprunté d’autres chemins. Kundera compare entre autres nos vies à une soirée de première au théâtre – ce qui évidemment a su facilement me rejoindre – alors que nous n’avons jamais pu jouir de répétitions. Condamnés à vivre avec cette insoutenable légèreté, notre impression de profondeur et nos dilemmes ne sont alors que prétention. Reconnaître cela m’a enlevé un poids sur les épaules et apporté un peu de quiétude. Je ne compte plus le nombre d’exemplaires que j’ai offerts en cadeau à celles et ceux qui traversaient des périodes difficiles ou qui étaient pétrifiés devant l’embarras des choix. Être léger est un joyeux combat.
Martine Delvaux: L’ami, de Sigrid Nunez
Je triche un peu en répondant à cette question, parce que j’offre rarement des livres! Mais celui que j’aurais offert ou conseillé le plus, dans les dernières années, c’est le roman magnifique de cette auteure américaine que j’adore, et qui raconte comment une femme, locataire dans un immeuble à Brooklyn qui interdit les chiens, hérite du grand danois de son meilleur ami, après sa mort. Tout, dans ce livre, me plaît: sa dimension littéraire, son ironie, son amour des humains, et évidemment, son amour des animaux. Le deuil de la narratrice est reflété dans celui du chien qui vient de perdre son maître, et leur survie aussi. Ce n’est pas le seul roman de Sigrid Nunez qui travaille le lien entre les animaux et les humains. Parfois, il s’agit de chiens, d’autres fois, de chats, d’autres fois encore, d’oiseaux, mais toujours, ce qui traverse ses livres, c’est une leçon d’humilité. Une humilité que peuvent nous apprendre les animaux, et qui est au cœur de ce qui fait de nous, il me semble, des humains.
Janette Bertrand: Le blé en herbe, de Colette
J’ai souvent donné des livres aux gens sans même me demander s’ils allaient les aimer... Juste parce que, moi, je les avais adorés. Mais ça me semble si rare de trouver le bon titre, celui qui fera vibrer l’autre, qui aura sur l’autre le même effet que sur nous. Désormais, je prends tous les livres que j’ai lus et que j’ai aimés et j’offre à ceux que j’aime de venir les trouver. Mais, bon, puisque vous me demandez, puisque je dois n’en choisir qu’un seul, ce serait un de celle qui est, à mon sens, la plus grande écrivaine de tous les temps: Colette. Lequel? Prenons celui que j’ai tant lu en commençant mon histoire d’amour avec Donald, mon amoureux plus jeune que moi. Vous devinez lequel, hein? Le blé en herbe, bien sûr. Tout est beau là-dedans. Et cette écriture si moderne aussi, toujours actuelle en tous cas. Puis, il y a cette économie de mots qu’elle maîtrise si bien. C’est fou à quel point on va puiser dans les livres ce qui nous manque parfois à l’instant où on les lit, c’est comme pour l’amour, quand on va chercher chez l’autre ce vide qu’on veut combler. Quand je ne sais pas quoi lire, je retourne vers Colette. Ces livres-là, je ne les donne pas à tout le monde. C’est comme ma drogue. Je garde mes provisions, sûre de pouvoir y retourner.
Léa Clermont-Dion: Fragment d’un discours amoureux, de Roland Barthes
J’aimerais offrir Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes. Cet ouvrage en courts fragments fait place à une discussion ouverte sur l’amour et ses possibles. Il y a des vérités fulgurantes à travers ce texte, suscitant ainsi un dialogue improbable avec autrui. On feuillette cet atlas du désir par inadvertance, au gré de notre envie. C’est une lecture de chevet idéale pour les insomniaques chagrinés. Après tout, n’y a-t-il pas un sujet plus fort et universel que l’amour?
Michel Jean: Un gentleman à Moscou, de Amor Towles
Je ne suis pas le seul à aimer ce roman, car il s’est vendu à un million d’exemplaires aux États-Unis, et Barack Obama l’a mis sur sa liste de recommandations. Qu’est-ce qui me plaît tant dans ce livre où, en 1921, pour un poème écrit dans sa jeunesse, le comte Alexandre Rostov est condamné à vivre dans le Metropol, le grand hôtel de Moscou? Dans sa cage dorée, l’aristocrate sera un témoin de son époque. Il deviendra un membre important du personnel et il nouera des amitiés, vivra une histoire d’amour avec une actrice et rencontrera deux fillettes qui vont le bouleverser.
L’auteur, Amor Towles, a dit en entrevue: «Lorsqu’on est départi de notre liberté ou des luxes du quotidien, on continue de chercher par tous les moyens des moments de joie. […] J’espère que le livre va au-delà de l’histoire russe pour toucher à une expérience universelle.» Moi, qui aime écrire des romans où l’universel se cache dans le quotidien de gens ordinaires, j’entends dans ce grand roman une petite musique, dirait Jacques Poulin, qui m’enchante.
Louise Dupré: Le temps qui m’a manqué, de Gabrielle Roy
Mes proches pourraient en témoigner: je ne pleure pas facilement. Et pourtant, en lisant Le temps qui m’a manqué, je devais constamment m’essuyer les yeux. Gabrielle Roy apprend la mort de sa mère, qu’elle savait malade, mais pas à ce point. Elle se promettait d’aller lui rendre visite, mais les soucis financiers, l’embarras d’emprunter de l’argent à ses amis, les occupations, l’écriture lui ont fait différer son séjour au Manitoba. Le télégramme annonçant le décès de sa mère est pour elle un choc. Sa vie vient de basculer: elle est inconsolable, hantée par la culpabilité. Le récit raconte son voyage en train jusqu’à Saint-Boniface pour les funérailles, ses retrouvailles avec sa famille, l’amour et les tensions. Il rend compte de ses réflexions, de ses questionnements. Le temps qui m’a manqué aborde un sujet universel: le deuil de la mère, mais aussi celui de toute personne aimée. Il s’adresse à chacune, chacun d’entre nous. Car n’est-ce pas ce qu’on ressent après un décès important: l’impression de ne pas avoir fait assez pour l’autre, pas ce qu’il fallait, pas quand il le fallait? C’est un livre que je relis, que je suggère, que j’aime offrir. Un livre nécessaire.
Hélène Dorion: Le parfum des fleurs la nuit, de Leïla Slimani
J’aime offrir de la poésie. Ou des essais philosophiques. Parfois, c’est ainsi qu’a lieu le choc d’une rencontre inattendue pour celles et ceux qui n’en lisent pas forcément. J’offre aussi des romans. Mais récemment, le livre dont j’ai fait cadeau le plus souvent est Le parfum des fleurs la nuit de Leïla Slimani qui, en un sens, nous emmène dans un espace à la fois poétique, narratif et réflexif. Durant la nuit où elle se promène parmi les œuvres d’art de la Pointe de la Douane, à Venise, Leïla Slimani explore le territoire de sa mémoire, et tisse des fils entre l’écriture – ses vertiges et ses entraves –, l’enfance, l’identité et la transmission. Elle pose des questions qu’elle laisse irrésolues en les faisant flotter comme des visages dans le flou des souvenirs. Dans ce texte singulier, Leïla Slimani fait s’interpeller l’Orient et l’Occident, creuse le sol du présent pour convoquer le passé qui a construit sa conscience et sa culture, là où les blessures et la richesse des apprentissages s’interpellent. J’aime ces livres qui déplacent le regard et témoignent de l’absence de frontières, dans l’écriture comme dans la vie. Cette opacité légère rappelle que le sens n’est jamais dévoilé de manière immédiate. S’il est vrai qu’en offrant un livre, on cherche à créer un dialogue, voire une rencontre, pour moi, Le parfum des fleurs la nuit en est une.
Anaïs Barbeau-Lavalette: Mouron des champs, de Marie-Hélène Voyer
Ce recueil de poésie de Marie-Hélène Voyer peut se lire et se relire, il ancre et propulse à la fois. Les lecteurs qui craignent la poésie découvriront ici une voix accessible, à la fois viscérale, terrienne et glorieuse. Ceux qui fréquentent déjà des œuvres poétiques savent que Marie-Hélène est une de nos plus grandes. Ses mots neufs et brûlants parlent de sueur et de liberté. Poétesse du bas du fleuve, elle écrit via Rimouski, où elle a grandi, sur la ferme familiale. J’aime cette femme, j’aime sa plume, j’aime sa tête et je voudrais que tout le monde puisse vivre un peu plus près d’elle. Donc, je l’offre à grandes envolées comme je sèmerais un vaste champ. Je sais que ses mots font pousser de belles choses.
Margie Gillis: Art Objects, de Jeanette Winterson
Il s’agit du livre que j’ai le plus souvent offert à mes amis. Il ouvre l’esprit et le cœur à la compréhension de l’art, tout en témoignant de son but dans nos vies, tant dans sa création que dans son interaction avec nous. Il m’a toujours incitée à réfléchir sur ma propre relation à l’art et sur la manière d’exprimer cette valeur à la société dans son ensemble, et de manière intime envers moi-même. Un jour, je l’ai trouvé en vente dans une librairie et j’ai acheté tout le lot.