Lectures européennes
Une gamine gloutonne devant un plat de bonbons. C’est à ça que je ressemble en cette rentrée littéraire française, où parmi les quelque 460 nouveaux récits et romans plusieurs m’interpellent. J’ai sélectionné trois titres brillants, édités savamment, derrière lesquels émerge le fruit des efforts que savent déployer les plus grandes plumes. Parce que comme lecteurs et lectrices, à travers l’amoncellement de titres, on ne peut se contenter de moins que de livres achevés qui élèvent.
Thomas Helder de Muriel Barbery (Actes Sud)
Il s’agit d’un septième roman pour cette écrivaine française d’abord connue pour Une gourmandise, puis pour L’élégance du hérisson.
Cette fois, ce huis clos nous convie dans une maison de campagne à Châteauvieux-sur-l’Aubrac où des gens sont rassemblés à la mémoire de Thomas Helder, un écrivain néerlandais qui vient de mourir, à 46 ans. C’est là que le grand homme de lettres a voulu revenir pour s’éteindre; haut lieu de ses plus beaux souvenirs, ceux des étés de son enfance.
Parmi ses proches, il y a Margaux, une architecte française renommée, amie de la famille, mais disparue pendant des années. Sa réapparition est un choc. On comprend qu’un jour, elle est partie dans la trahison, qu’elle a abandonné Thomas. Durant toute une soirée, toute une nuit, entre elle et cette famille, plus particulièrement, Jorg, le frère du défunt, surviennent des échanges, des aveux, des retrouvailles plus douces qu’amères.
Beau prétexte surtout pour convoquer les morts, pour réfléchir à la perte, aux deuils, aux regrets, à ce qu’on laisse derrière, à ce qu’on fait de nos vies, au temps qui passe, à ceux qu’on a connus jadis, qui ont changé, ou qui prétendent avoir changé.
À force de parler d’eux, les revenants s’invitent, à mi-chemin entre le réel et l’imaginaire. C’est sur ce fil que Muriel Barbery joue avec grande finesse, incitant à une exigence de lecture, comme c’est souvent le cas dans le chemin moins fréquenté des réflexions existentielles.
Jour de ressac de Maylis de Kerangal (Verticales)
Quelle formidable écrivaine que cette Maylis de Kerangal! Parmi sa bibliographie, Réparer les vivants, qui a d’ailleurs fait l’objet d’un film avec Anne Dorval, demeure l’un des plus grands romans qu’il m’ait été donné de lire.
La narratrice, une doubleuse de voix parisienne de 49 ans, reçoit un jour une convocation de la police du Havre, en Normandie, où elle a passé une partie de sa jeunesse. On y a retrouvé le cadavre d’un homme non identifié, victime d’un homicide. Dans ses poches, un ticket de cinéma avec le numéro de téléphone de cette héroïne qui ne comprend pas à quoi ça rime. À partir de là, tout est possible...
Elle va mener son enquête, bien sûr, échafauder des hypothèses, et donc, retourner au Havre, dans ce cinéma où jadis elle allait et sur les lieux où le mystérieux cadavre gisait.
Pour elle, c’est aussi l’occasion de replonger dans les souvenirs de son adolescence, au début des années 1990, confronter celle qu’elle était à cette mère, cette amoureuse, cette artiste qu’elle est devenue depuis.
Sur fond de mélancolie aux tons gris pâle, la mécanique est impeccable, d’une redoutable efficacité, me rappelant à quel point Maylis de Kerangal est une experte de la forme. C’est une histoire d’automne qui nous rappelle que malgré les autres, ceux qu’on aime, on demeure toujours seul face à notre destinée.
Les merveilles de Viola Ardone (Albin Michel)
Dans une traduction de Laura Brignon, les mots de Viola Ardone, écrivaine italienne qui a grandi à Eboli, une petite ville du sud de l’Italie, deviennent ceux d’Elba, une ado habitant un hôpital psychiatrique de Naples, depuis son arrivée, dans le ventre de sa mère.
Vive, lucide et attachante, on la suit à travers les années grâce au «Journal des maladies mentales» qu’elle rédige et les liens qu’elle tisse avec d’autres patientes, ainsi qu’avec les membres du personnel.
L’arrivée d’un médecin progressiste, inspiré par un homme ayant, lui, réellement existé, viendra transformer ce «monde-à-moitié», changeant par le fait même le système de santé psychiatrique italien pour le mieux, ainsi que la perception qu’on a trop longtemps eue de ces malades traitées jusque-là sans grande considération.
«Des femmes jugées inadaptées, imparfaites, excentriques, lunatiques, parce qu’elles ne sont pas restées dans la moitié du monde qui leur était réservée. Déclarées folles par un père, un frère, un mari, pour se débarrasser d’une femme dont ils ne voulaient plus.»
Critique sociale et regard acerbe sur des perceptions erronées des troubles de santé mentale, ce roman écrit à partir d’un contexte socio-historique réel informe autant qu’il éblouit grâce à cette écriture que je découvre avec ravissement.