La chronique Bouquiner avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

Dans la bibliothèque de Nelly Arcan

Bien que disparue dans des circonstances tragiques le 24 septembre 2009, la grande écrivaine québécoise Nelly Arcan reste très présente dans la sphère culturelle, surtout ces jours-ci, alors qu’on commémore le 15e anniversaire de son décès. Elle est encore très lue et étudiée, vu l’héritage littéraire et philosophique qu’elle nous laisse; encore tellement actuel, peut-être même plus que jamais. Or, on a rarement abordé la question de ce qu’elle lisait.



J’ai eu la chance de compter Nelly Arcan parmi mes proches. Si je parlais souvent d’écriture et de lecture avec elle, surtout de nos goûts communs pour Marguerite Duras, Virginia Woolf, ou Virginie Despentes, je garde peu de souvenirs des livres présents sur les étagères de son condo montréalais.

Photo: Facebook

Invitée le 14 septembre dernier à l’émission Dis-moi ce que tu lis, diffusée sur ICI Première, j’ai rencontré Catherine Parent, de l’Université de Sherbrooke et brillante doctorante au Groupe de recherches et d’études sur le livre au Québec (GRÉLQ). La chercheuse, qui a eu un accès privilégié aux 452 livres de l’écrivaine, venait présenter le fruit de sa contribution au numéro intitulé «Nelly Arcan» de la revue Voix et images qu’elle codirigeait avec la professeure, traductrice et écrivaine Lori Saint-Martin, décédée depuis.

«Trois bibliothèques contiennent des rangées de livres placés à la verticale alors que dans la dernière s’entassent des piles de livres à l’horizontale. Les livres n’ont pas de classement précis, les titres se succédant sans que se dessine une cohérence entre les genres littéraires, les maisons d’édition ou les formats. […] Il y a les livres achetés pour ses cours, ceux qu’elle écrit, les services de presse envoyés par des maisons d’édition, les lectures auxquelles elle s’adonne par plaisir et celles qui sont annotées par le même regard exigeant qui singularise ses œuvres. Toujours, son stylo et son marqueur s’agencent. Dans les teintes de mauve, ils se répondent et se complètent dans les marges», écrit Catherine Parent.

Au fil de son dépouillement, elle fait des découvertes insolites, comme des factures de la Plaza Saint-Hubert datées d’il y a vingt-cinq ans, des coupures de journaux, un billet d’autobus Sherbrooke-Montréal, des photographies, un extrait du bon à tirer de Folle

On y apprend que dès son arrivée à Montréal, à l’été 1994, la vie d’Isabelle Fortier, qui deviendra Nelly Arcan, gravite autour de la littérature. D’autant plus qu’elle entame alors un baccalauréat en études littéraires à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Elle plonge dans des textes de Marguerite Duras, Samuel Beckett et Jacques Lacan.

Pour son cours portant sur les œuvres de Beckett, elle annote les pages de Molloy et de Murphy, retenant dans les textes le ressassement, la figure de la mère, le spectacle de l’existence, cette «sphère pleine de clarté, de pénombre et de noir», un passage qu’elle souligne. Elle s’intéresse aussi à la philosophie, suivant à l’hiver 1999 un cours sur Nietzsche pour lequel elle rédige un travail final sur la question du nihilisme.

Pour son cours portant sur les œuvres de Beckett, elle annote les pages de Molloy et de Murphy.

«Crimes et châtiments et L’éternel mari de Dostoïevski se situent entre Le marin de Gibraltar de Marguerite Duras et Cosmétique de l’ennemi d’Amélie Nothomb. Les Chants de Maldoror de Lautréamont compte aussi parmi ses livres, tout comme ceux de Julia Kristeva, Simone de Beauvoir, Marie Darrieussecq, Virginia Woolf et Virginie Despentes. “regarde comme je suis bonne, malgré mon autonomie, ma culture, mon intelligence, je ne vise encore qu’à te plaire”, a surligné Nelly dans son exemplaire de King Kong théorie», précise Catherine Parent.

Crimes et châtiments et L’éternel mari de Dostoïevski se situent entre Le marin de Gibraltar de Marguerite Duras et Cosmétique de l’ennemi d’Amélie Nothomb.

Selon cette dernière, Les fous de Bassan d’Anne Hébert est l’œuvre la plus investie de la bibliothèque de l’écrivaine. «Dans les marges, les formes de désir sont classées: la symbolique du désir, le désir sexuel, l’égalité du désir, le désir exprimé, le désir destructeur, le désir de descendance, le désir pervers, le refus du désir, le désir d’amour, le désir de dire, le désir de vivre. Dans la dernière partie du travail, on peut lire qu’“Anne Hébert sait marier l’art poétique et l’art romanesque. Son style est unique, inimitable, irremplaçable. Si loin que vous sondiez Les fous de Bassan, vous ne l’épuiserez pas”.»

Les fous de Bassan d’Anne Hébert est l’œuvre la plus investie de la bibliothèque de l’écrivaine.

Pour un cours de politique au Cégep de Sherbrooke, où elle étudie de 1992 à 1994, elle lit Le libéralisme en question de René Dumont. Ce qu’elle en retient, ce sont les moments où l’auteur convoque la condition des femmes. Elle possède aussi L’ère du soupçon de Nathalie Sarraute et surligne qu’il faut «faire reculer très loin les frontières du réel».

D’autres lectures portent sur l’être, le paraître, la chirurgie esthétique et l’intimité, notamment celles de textes de Noëlle Châtelet, Maurice Merleau-Ponty et Bernard Noël. La chercheuse note aussi la présence de trois livres d’Antonin Artaud. Dans L’ombilic des limbes, huit passages sont surlignés, tandis que 62 points tracés au stylo bleu ponctuent les marges de l’œuvre. Cette phrase-ci est retenue: «J’ai pour me guérir du jugement des autres toute la distance qui me sépare de moi.»

Dans L’ombilic des limbes, cette phrase est retenue: «J’ai pour me guérir du jugement des autres toute la distance qui me sépare de moi.»

La reine du silence, de Marie Nimier, Modèles, fantasmes et intimité et Plaisir, souffrance et sublimation, des collectifs dirigés par Jean-Michel Devésa, et Un vieux cœur de Bertrand Visage, qui a édité l’ensemble de l’œuvre arcanienne au Seuil à Paris apparaissent aussi ici et là.

Mais qu’en est-il du fameux livre Le président Schreber de Freud qui a accompagné la future écrivaine durant la rédaction de son mémoire de maîtrise, déposé en 2003 et intitulé Le poids des mots ou la matérialité du langage dans Les Mémoires d’un névropathe de Daniel Paul Schreber? «C’est la seule œuvre de la bibliothèque qui est annotée au crayon de plomb. […] Dans son rapport de maîtrise, sa directrice avoue avoir commencé sa lecture du mémoire avec son stylo avant de le déposer pour se laisser porter par l’écriture de son étudiante. Elle ajoute: “Ce mémoire est un des plus ambitieux et des plus réussis que j’aie dirigés, un des plus libres, aussi. Il montre une connaissance rigoureuse du savoir psychanalytique, mais surtout, une écoute et une sensibilité à la langue et à sa logique.”»

À ce sujet, Catherine Parent souhaite mettre la main sur l’exemplaire du fameux Mémoires d’un névropathe de Daniel Paul Schreber que devait bien sûr posséder Nelly, mais qui n’est plus dans sa biblio. Elle le cherche pendant deux ans, puis finit par apprendre qu’il a été égaré dans le déménagement de la personne qui en avait hérité.

Avis à tous, en terminant: si quelqu’un possède ce précieux exemplaire annoté par la défunte écrivaine, prière de le remettre à sa bibliothèque d’origine.