Tête-à-tête avec ma sœur Evelyn, Carmel Dumas

Vous rappelez-vous les grandes messes télévisées de 13 heures dans les premiers mois de la COVID? Quand le trio Legault-Arruda-McCann frisait le million de cotes d’écoute? On l’a rarement dit, ce point de presse nous parvenait de la salle Evelyn-Dumas, rue des Parlementaires à Québec. Mais qui est cette Evelyn Dumas qui a eu l’honneur posthume de donner son nom à ce lieu du Parlement où les élus ne peuvent fuir les questions les plus pointues de la faune journalistique? La réponse se trouve dans Tête-à-tête avec ma sœur Evelyn de Carmel Dumas, elle-même journaliste, recherchiste, conceptrice et réalisatrice.



Ce livre, écrit dans une langue étonnamment poétique pour le sujet abordé, tient à la fois de la biographie et du réquisitoire. L’auteure y célèbre l’extraordinaire professionnalisme d’une journaliste qui a œuvré à La Presse, au Devoir, au Montreal Star, au Jour. Elle dépèce aussi, sous nos yeux, le gâchis qu’a été la vie de sa sœur à cause de la maladie mentale.

Personne mieux de Carmel Dumas ne pouvait raconter cette histoire. Du jour 1 où sa sœur a disjoncté solide, en 1970, à son décès, en 2012, elle a toujours été présente pour soutenir son aînée. C’est pourquoi je parle d’un réquisitoire. La parole de l’auteure est celle d’une aidante naturelle qui a affronté toutes les tempêtes, qui a vécu, en l’accompagnant, toutes les absurdités de notre système de santé, particulièrement le milieu responsable des patients ayant des problèmes de santé mentale.

Mais avant d’être un cas d’hôpital psychiatrique, Evelyn Dumas a été proche de la petite fille parfaite. Rappelons donc les belles heures de cette native de Saint-Georges-de-Malbaie en Gaspésie, première des quatre filles de Johnny Dumas et Angelina McKoy. Il y a du sang irlandais dans cette maison très modeste et beaucoup de parlants anglais dans ce bled perdu. Comme René Lévesque, elle sera parfaitement bilingue pour la vie.

La jeune journaliste Evelyn Gagnon, épouse de Jean-Paul Gagnon, 1962.

À l’école, la petite Evelyn termine son primaire avec la meilleure note de toute la province, ce qui lui vaut de pouvoir choisir le collège où elle pourra poursuivre ses études même si sa famille n’a pas les moyens pour ce genre d’instruction. L’enfant chérie du village opte pour un pensionnat pour filles à Joliette. Son talent pour l’écriture lui permet de collaborer au journal étudiant du Séminaire de Joliette, un repaire réservé aux garçons que fréquente Bernard Landry.

La voilà qui intègre un boys club jusque-là jamais ouvert aux filles. Elle répète l’exploit en 1961 pour le journal La Presse. À 20 ans, mariée au journaliste Jean-Louis Gagnon (une union qui ne dure pas), elle devient la première femme à couvrir les débats de l’Assemblée nationale. Cet accomplissement lui vaudra en 2018 de voir son nom honoré par la Tribune de la presse.

Evelyn Dumas, avec René Lévesque, au moment de recevoir le prix de journalisme Olivar-Asselin, le 29 novembre 1976, quinze jours après la victoire du Parti québécois. Photo: Claire Beaugrand-Champagne

Dans un milieu peuplé d’hommes, autant du côté des journalistes que de celui des politiciens, le style d’Evelyn Dumas et son intérêt pour les sujets sociaux et syndicaux ajoutent à sa singularité. Cette approche plutôt de gauche ne se démentira jamais.

En 1962, elle passe au Devoir et accepte l’offre de Michel Roy de couvrir la campagne électorale depuis la caravane de René Lévesque. Les deux Gaspésiens font connaissance et se retrouveront plus tard.

En attendant, elle trouve en travers de son chemin glorieux un homme avec qui elle n’a pas d’atomes crochus, Claude Ryan. Le nouveau pape de la rue Saint-Sacrement n’aime pas ses sympathies syndicales. Carmel Dumas écrit: «Il cherche à la mâter ou à la tasser.»

Parfaitement bilingue, elle saute sur la bouée de sauvetage que lui lance le Montreal Star, une organisation qui aime son cran et considère comme un atout considérable sa connaissance du Québec et son parfait bilinguisme.

Evelyn Dumas connaît de belles heures comme éditorialiste dans ce quotidien qui tire à près de 200 000 exemplaires.

Mais c’est ici que le conte de fées tourne au vinaigre. En pleine crise d’Octobre, la jeune cadre trentenaire du Montreal Star fait une crise de nerfs, qui fait l’effet d’une bombe dans son entourage. Nouvellement arrivée à Montréal, Carmel Dumas, qui est stagiaire au même journal et voisine de sa sœur dans le secteur du Forum de Montréal, découvre la fragilité de son aînée.

Et Carmel Dumas de raconter son premier tour de manège dans le réseau hospitalier. Le 1er novembre 1970, elle retrouve sa sœur en crise à l’Hôpital Général, avenue des Pins. Ce sont les policiers qui l’ont amenée là. Le personnel de l’urgence la renvoie au Reddy Memorial, hôpital pour femmes de la rue Tupper, qui dit à son tour ne pouvoir rien faire pour elle, car c’est un cas pour Saint-Jean-de-Dieu.

Effectivement, le sinistre hôpital psychiatrique la gardera jusqu’à la fin décembre. En contention, dépouillée de ses vêtements, privée de cigarettes, elle qui fume comme une cheminée.

À sa sortie d’hôpital, Evelyn Dumas décide de changer d’air. Elle part pour Paris, d’où elle enverra des articles à la pige au Montreal Star, qui se paye une correspondante passionnée pour pas cher. Il y a tant à voir, à raconter dans la Ville Lumière. Elle y sera très active, ce sera momentanément un éden pour elle, comme il l’a été pour plusieurs Québécois.

Une offre de lancer un journal indépendantiste, Le Jour, la ramène à Montréal. Jacques Parizeau, Yves Michaud et René Lévesque confient à l’ancienne du Montreal Star les fonctions de rédacteur en chef adjoint, éditorialiste, chef des pages éditoriales, secrétaire de la société, éditrice et reporter. Excusez du peu. Quand le Parti québécois est élu au pouvoir, difficile d’être ou ne pas être l’organe du pouvoir.

Dans le magazine Le Lundi du 4 juillet 1977, «Une rencontre de Ginette Auger avec la directrice du Jour». Photo: Guy Beaupré

Evelyn tombe une nouvelle fois au combat, mais se relève après un séjour à l’Institut Allen Memorial de l’hôpital Royal Victoria. Elle en sort prête à accepter un autre défi, celui de conseiller le premier ministre René Lévesque sur les questions qui concernent le Canada anglais et les États-Unis. Cela fera un temps aussi, ponctué de quatre hospitalisations. Ça devient un rituel.

Juste pour montrer qu’elle sait toujours se relever, mentionnons quelques boulots qu’elle honore entre ses hospitalisations, comme la direction du magazine La terre de chez nous en 1984, l’écriture, en 2002, d’un livre sur sœur Nicole Jetté de la Congrégation des auxiliaires des âmes du purgatoire et un militantisme éclairé en faveur de l’élimination de la pauvreté, un état qu’elle connaît bien puisque sa condition de santé précaire l’a contrainte à demander l’aide sociale.

Pendant ces années, elle cherche des réponses dans la religion, au point de troquer la foi catholique de ses parents pour la religion orthodoxe. Elle change même de prénom. Elle sera alors Natalie.

En épluchant pour nous le journal intime de sa sœur, Carmel Dumas essaye de savoir ce qui amène sa sœur à emprunter autant de chemins de traverse et à perdre aussi souvent la carte. Sont-ce des histoires d’amour qui ont laissé des blessures profondes et mal guéries? Son tempérament suicidaire? La solitude? Elle ne connaît aucune relation amoureuse stable et durable, et n’a pas d’enfant. L’épuisement professionnel? Des pratiques médicales douteuses avec un usage imprudent de la pharmacopée psychiatrique où la patiente sert de cobaye? Est-ce son psychiatre traitant qui est trop entreprenant? Les pistes sont nombreuses et les réponses fournies souvent opaques ou fuyantes.

Toute personne qui a accompagné une personne dans le labyrinthe hospitalier se reconnaîtra, je pense, dans le dépit exprimé par l’auteure. À la lire, on a vraiment l’impression d’un voyage dans la maison des fous, avec des suivis sans bon sens, des trips de pouvoir à tous les paliers, des changements de personnel qui obligent de tout recommencer à zéro. Des redditions de comptes affolantes pour une bénéficiaire qui tire déjà le diable par la queue.

On comprendra que dans son exaspération à devoir constamment éteindre des feux, Carmel Dumas se permette d’épingler certaines personnes du milieu des communications dans lequel elle œuvre (de gros noms quand même) qui ont contribué, en cours de route, à rendre sa vie personnelle encore plus pénible.

Mais à travers ce livre qui ressemble à un casse-tête à assembler, parfois épuisant dans sa complexité, on retiendra la beauté de la sororité, la puissance des liens du sang et ce souci constant de ne pas oublier que ceux qui souffrent par leur âme ne perdent jamais toute leur tête. On retient de cette lecture, par tous les témoignages que Carmel Dumas a récoltés, qu’Evelyn Dumas a été et demeure une grande journaliste.

Tête-à-tête avec ma sœur Evelyn, Carmel Dumas. Les éditions de la Pleine lune. 2022. 328 pages