Donne-moi le temps, la biographie de Renée Claude

Et moi qui pensais que je mettrais tous les temps libres que m’offre la pandémie de COVID-19 à lire. Eh bien non, je n’en ai que pour les nouvelles dont l’abondance et la sombre teneur épuisent mon capital de concentration. Normal, a soutenu Christine Grou, présidente de l’Ordre des psychologues du Québec, à La Presse +.



«Le stress et l’anxiété affectent les zones du cerveau responsables des capacités d’attention et de la mémoire à court terme… Quand il y a une menace, toute l’énergie va être concentrée à vous défendre contre celle-ci… plus le cerveau sera mobilisé. »

Mon cerveau étant monopolisé par la pandémie, ça m’a donc pris un mois à lire les 250 pages de la biographie de Renée Claude publiée par le journaliste Mario Girard aux Éditions La Presse en mars dernier. Il faut dire qu’à chaque fois que je prenais le livre dans mes mains, le titre de l’ouvrage, Donne-moi le temps, m’encourageait à ne pas me presser. J’avais pourtant très hâte de me faire parler de cette chanteuse que j’ai tant aimée, mais si peu connue puisqu’elle a toujours gardé une part de mystère, en tout cas pour moi.

L’auteur nous révèle, sur un mode chronologique très soutenu, le parcours de la petite Renée Bélanger, de sa naissance le 3 juillet 1939 sur le Plateau Mont-Royal, à la vie de recluse à laquelle la maladie d’Alzheimer l’a condamnée depuis 2013. Entre les deux, il y en a eu du travail, de la volonté, de la détermination, de la rigueur, des doutes aussi, pour devenir la grande interprète Renée Claude. C’est à ce récit que s’emploie l’auteur.

Les concours radiophoniques à CKVL et CKAC, les cours au Conservatoire Lassalle (plutôt que chez Madame Audet), les auditions pour les émissions de télé, les premiers pas dans les boîtes à chanson, une chirurgie plastique pour modifier son nez, le biographe trace avec moult détails les débuts de cette combattante qui ne brusque rien ni personne, mai s’impose naturellement grâce à une voix vraiment unique.

Dans la description que Mario Girard fait de cette époque, on reconnaît bien la fin des années 1950, le début des années 1960 avec, entre autres, sa guerre entre chansonniers et vedettes populaires et les nombreuses opportunités qui s’offrent à la relève de qualité qu’on pense à toutes ces émissions culturelles que Radio-Canada offrait tant à la radio qu’à la télévision.

Dans ce contexte, Renée Claude se distingue avec une direction artistique très assurée. Elle choisit scrupuleusement les textes qu’elle chante. Ferré, Brassens, Béart d’abord, ensuite des auteurs d’ici Clémence Desrochers, Gilles Vigneault, Jean-Pierre Ferland. Sauf que ces nouveaux auteurs québécois qu’elle interprète ont tous des velléités de carrière personnelle, ce qui veut dire qu’ils finiront par garder leurs chansons pour eux.

Heureusement pour elle, de nouveaux collaborateurs frais émoulus se présentent sur son chemin. Ils feront exploser sa carrière. C’est le cas notamment de Stéphane Venne et François Dompierre.

Les pages qui racontent cette période de 1965 à 1970 sont haletantes. Ce sont des années euphoriques. La Révolution tranquille bat son plein, le Québec s’ouvre au monde avec Expo 67, les mœurs se libèrent, les consciences s’aiguisent, la jeunesse s’affirme. Ça inspire à Stéphane Venne les chansons C’est le début d’un temps nouveau, Le tour de la terre, C’est notre fête aujourd’hui, Quand le temps tournera au beau, Sais-tu que je t’aime depuis longtemps, Tu trouveras la paix dans ton cœur, pour ne nommer que quelques morceaux de bravoure.

D’autres auteurs-compositeurs lui offrent aussi des chansons-canon. C’est le cas de Shipagan de Michel Conte, première chanson qui parle des Acadiens aux Québécois, Guevara, ode au révolutionnaire bolivien signée Marcel Lefebvre et François Dompierre ou Reste à dormir de Robert Gauthier et François Dompierre.

En interprétant ces titres porteurs, Renée Claude devient une sorte d’égérie de son époque. Elle enchaîne les disques, les tournées, les apparitions télé et ce faisant, transforme la chanson québécoise.

Il est extrêmement intéressant de voir comment Stéphane Venne analyse aujourd’hui la mutation qui s’est opérée à cette époque. Le duo auteur-compositeur/interprète, qui est devenu rapidement un couple dans la vie, travaille de manière organique pour utiliser un mot d’aujourd’hui. Leur façon de travailler a changé les paradigmes de l’écriture chansonnière québécoise soutient-il.

Mais l’amour s’essouffle, aussi, plusieurs interprètes réclament la touche magique de Stéphane Venne qui devient moins disponible pour son alter ego. Renée Claude se trouve donc au début des années 1970 avec l’obligation de se dénicher un nouveau parolier. Ce sera Luc Plamondon que lui présente son fidèle ami André Gagnon. Il lui écrira aussi des succès, mais dans une tonalité différente, qu’on pense à Cour pas trop fort, cours pas trop loin, Un gars comme toi, Ce soir je fais l’amour avec toi, Le monde est fou. Il n’y a pas que les mots qui sonnent différemment, les musiques et le son aussi. Même l’image change.

À la page 146, quand Mario Girard écrit «Le public ne retrouve pas la Renée Claude des années Venne. Il est déstabilisé.», on comprend que le vent s’apprête à tourner pour la chanteuse.

«Renée Claude est encore une chanteuse très aimée du public, mais elle voit bien que les choses changent autour d’elle, que l’industrie du disque et du spectacle se transforme. Et puis, il y a la difficulté grandissante de trouver des chansons à la mesure de ses attentes» ajoute l’auteur.

Renée Claude qui a commencé la décennie 1970 au zénith, la termine en ayant perdu beaucoup de ses repères. C’est alors qu’au début des années 1980, l’interprète décide de retourner aux sources. Elle commence par créer un spectacle entièrement consacré aux textes de Clémence Desrochers (Moi c’est Clémence que j’aime le mieux!). Suivront des tours de chant construits autour du répertoire de Georges Brassens (J’ai rendez-vous avec vous) et un autre tout Léo Ferré (On a marché sur l’amour). Ces spectacles, qu’elle donne avec un seul pianiste, sont très prisés. Faciles à promener, la chanteuse peut aisément les offrir en tournée. Les salles sont petites, mais bien pleines autant au Québec qu’à l’étranger, y compris en Russie.

À travers le rappel de ces nombreux moments professionnels, Mario Girard aborde avec beaucoup de discrétion la vie personnelle de la chanteuse, ses états d’âme, ses histoires d’amour compliquées, ses problèmes de santé,  son combat pour rester financièrement à flot, car une interprète sera toujours moins payée qu’un auteur ou un compositeur. On réalise alors à quel point il y a un monde entre l’image projetée et la femme qu’elle était à la ville, l’artiste faisant beaucoup d’efforts pour séparer le public et du privé. À la lecture, je n’ai pu m’empêcher de sentir quelque chose de triste émaner de ce versant de la vie de Renée Claude.

Il a fallu un article du journal Écho Vedettes, en février 2019, pour que l’on sache enfin pourquoi elle avait disparue de la scène publique. Dans une entrevue réalisée avec beaucoup de délicatesse par le journaliste Jean-François Brassard, Robert Langevin, le chum de Renée Claude, révèle au grand jour que sa conjointe des 30 dernières années est atteinte de la maladie d’Alzheimer. La nouvelle crée une commotion dans le public et la communauté artistique. Le livre Donne-moi le temps se termine d’ailleurs en nous racontant la grande opération menée par le producteur Nicolas Lemieux et l’animatrice Monique Giroux pour prendre acte de cette triste nouvelle. L’enregistrement par un commando des plus belles voix féminines du Québec de la chanson Tu trouveras la paix dans ton cœur et le vidéoclip qui en sera tiré seront une formidable manière de rendre hommage, de son vivant, à cette chanteuse que le Québec a tant aimée.

La biographie de Mario Girard, admirablement préfacée par le journaliste André Ducharme, ami fidèle de Renée Claude, fait de même. Après l’émouvant clip, ce livre arrive à point nommé. C’est comme le sundae sous cette rougeoyante cerise.