Sortir de la tourmente. Entrevue avec Mary-Dailey Desmarais, conservatrice en chef du MBAM
Entrée en poste dans la tourmente en succédant à Nathalie Bondil, congédiée par le conseil d’administration du Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) en juillet 2020, Mary-Dailey Desmarais discute avec Claudia Larochelle de l'exposition Combien de temps faut-il pour qu’une voix atteigne l’autre?
«Maman, je vois juste cinq tableaux blancs. Juste ça.» J’ai eu envie de répondre à ma fille de 8 ans de garder ce pragmatisme pour toujours, de l’enfouir quelque part dans son cœur pur, à l’abri des effets du temps. Pour qu’en cas de tempête de pensées, elle puisse s’y réfugier, y apaiser ses vagues à l’âme. Bien assez vite, dans plus de 10 ans, si elle se retrouve de nouveau devant l’œuvre Quintette (pour Joe Manerie) du Québécois Stéphane La Rue présentée jusqu’au 13 février 2022 au Musée des beaux-arts de Montréal (MBAM) dans le cadre de l’expo Combien de temps faut-il pour qu’une voix atteigne l’autre?, bien sûr, ma petite devenue grande, aux prises avec des soucis et exaltations de grande, verra plus loin derrière l’opacité des toiles de La Rue. L’expérience humaine et le vécu ne façonnent-ils pas le regard qu’on porte sur l’art? La blancheur éternelle existe-t-elle seulement?
Jointe à Paris en prévision notamment de l’inauguration de l’expo Thierry Mugler, Couturissime, conçue, produite, mise en itinérance par le MBAM et présentée jusqu’en avril au Musée des Arts Décoratifs de la Ville Lumière, l’observation fait sourire Mary-Dailey Desmarais, conservatrice en chef du MBAM depuis un an, commissaire de l’expo et elle-même mère de quatre enfants âgés de trois à onze ans. «Mes enfants m’inspirent beaucoup chaque jour, et oui, vous avez raison, ils nous ramènent sur terre, à travers leurs yeux, on voit des choses d’une manière plus frontale, plus pure en même temps. Il faut aussi regarder le monde de leur point de vue, rester flexible, se poser des questions, remettre les choses en perspective pour être sûrs que nos expos plaisent à toutes sortes de publics», avance-t-elle.
Partir d’un vers
Inspirée d’un vers de la poétesse américaine Carolyn Forché, gravé en lettres d’acier inoxydable sur le sol du musée montréalais, Combien de temps faut-il pour qu’une voix atteigne l’autre?, l’exposition qui met en lumière des œuvres majeures de sa collection, de nouvelles acquisitions et des prêts importants tout en explorant le thème de la voix dans ses registres physiques et métaphoriques a beau être émouvante, ancrée dans l’époque, il n’en demeure pas moins qu’elle a été montée dans l’urgence au cœur de la pandémie. «Le projet est né cet hiver. Je me suis dit que la question du vers de Carolyn Forché était parfaite après notre isolement, qu’elle servait à nous demander comment mieux rejoindre l’autre, mieux s’écouter et tourner notre attention vers d’autres voix», m’explique la conservatrice en chef.
En plus d’objets précolombiens et de manuscrits perses rarement exposés, d’œuvres phares de la collection d’art moderne et ancien du Musée, celles de fortes artistes contemporaines de la trempe de Rebecca Belmore, Geneviève Cadieux, Janet Cardiff, Betty Goodwin, Shilpa Gupta, Nadia Myre et Niap (Nancy Saunders) y sont aussi présentées. «Je n’oublie jamais que les femmes de ma génération sont les bénéficiaires de tout le travail qui a été fait par celles avant, celles qui se sont battues pour qu’on puisse se faire une place. C’est pour cette raison que je tiens à faire entrer plus d’œuvres de femmes. Bien sûr, il y a encore du travail à faire, on arrive de loin…», estime une Mary-Dailey Desmarais fort consciente que l’Histoire a effacé l’apport artistique – et pas que – de tellement de grandes créatrices.
Entrée en poste dans la tourmente en succédant à Nathalie Bondil, elle-même une muséologue expérimentée de renom, mais congédiée par le conseil d’administration du MBAM en juillet 2020, Mary-Dailey Desmarais, 40 ans, diplômée des plus grandes universités américaines comme Yale University, Williams College ou Stanford University, m’assure que les réalités locales demeurent au centre des préoccupations du Musée. «On veut mettre de l’avant des artistes vivants et historiques qui font partie de notre culture et de l’histoire d’ici. Je cherche à trouver un équilibre entre les représentations canadiennes, québécoises et internationales, à les mettre en dialogue et ne pas fonctionner en silo. Les artistes autochtones ont aussi une grande place. On n’essaie pas d’être un autre musée d’une autre ville, on est à Montréal et le Musée doit rester ancré dans sa ville. Ça fait partie de notre ADN.»
À cet égard, la mélomane, qui joue du piano et de la guitare, aimerait créer de plus en plus d’interdisciplinarités, que toutes les formes d’art puissent se conjuguer, une manière parmi d’autres de singulariser le musée, de faire en sorte qu’il continue de se démarquer ici comme à l’international alors que juste avant la COVID, en 2019, il se classait au deuxième rang des musées les plus visités au pays, et au 60e dans le monde.
Puisque mon jupon littéraire dépasse toujours un peu (la cause est noble), juste avant qu’elle ne raccroche, pressée par ses occupations, je ne pouvais pas la laisser filer sans chercher à savoir ce qu’elle lisait… Et pourquoi pas en poésie, par exemple, puisqu’une dimension poétique émane de Combien de temps faut-il pour qu’une voix atteigne l’autre? et parce qu’elle souhaite tant mettre en relations toutes les formes d’art, dont beaucoup du Québec. Les anglophones américains et européens Walt Whitman, William Butler Yeaths, W. H. Auden figurent parmi ses favoris. Le Français Verlaine aussi. Fiou. Puisque la poétesse, romancière et essayiste Nicole Brossard fait partie de l’expo à travers un enregistrement vidéo documentant l’expiration dans l’installation Dernier soupir de l’artiste multimédia originaire du Mexique Rafael Lozano-Hemmer, ma québécitude s’en trouve un peu plus rassurée.