Webdiffusion: le shérif arrive en ville
Nous l’avions réclamé plusieurs fois, tout comme l’ensemble du milieu de la culture et de la communication, et ça y est! Le ministre du Patrimoine canadien, Steven Guilbeault, vient de lancer un ambitieux projet de loi pour soumettre les géants de la webdiffusion au Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications du Canada (le CRTC). Malgré le flou sur la nécessité d’imposer des quotas francophones, la volonté du gouvernement canadien demeure nette: les activités canadiennes de Netflix, Disney +, Spotify, Apple TV, Apple Music et autres Crave de ce monde se verront imposer les mêmes règles que les câblodistributeurs, les télés, les radios, qui irriguent presque tout l’écosystème culturel canadien. Il était plus que temps!
Comme ce projet de loi a été déposé le jour même des élections américaines, celui-ci n’a pas reçu encore toute l’attention qu’il mérite. Mais le projet de loi C-10 sera assurément l’une des réglementations les plus ambitieuses en matière de webdiffusion, qui place le Canada parmi les pionniers dans le domaine. Le cyberespace sort du Far West. Le shérif arrive en ville. Avec cinq à dix ans de retard, mais il y arrive enfin. Et il sera canadien.
En 1991, le CRTC avait jugé bon d’exclure Internet de sa réglementation pour lui permettre de se développer. Mais depuis, aucun gouvernement fédéral n’avait osé lever le petit doigt, malgré les cris de plus en plus stridents de l’ADISQ, des producteurs de films et de musique, des télés et des radios, et des câblodistributeurs. Ceux-ci voyaient – et voient toujours – leurs revenus fondre à vue d’œil, mais pas leurs obligations de produire du contenu canadien, alors que les géants du web, eux, engrangent des milliards de dollars de revenus au Canada sans obligation de payer des taxes, des impôts et des redevances.
La récréation est finie: la réforme du ministre Guilbeault apportera 830 millions $ de redevance dès 2023, estime-t-on. Sans doute bien davantage si celui-ci réussit à réaliser tout son programme.
Il y a un an, presque jour pour jour, bien des gens s’étaient inquiétés de la nomination d’un environnementaliste vert foncé de la trempe d’un Steven Guilbeault à la tête de Patrimoine canadien. Réaction générale: de qu’essé?! Mais le fondateur d’Équiterre fait la démonstration qu’il comprend mieux l’environnement culturel que tous ses prédécesseurs depuis Liza Frulla et Sheila Copps.
Convenons tout de même que le fruit était mûr pour Steven Guilbeault. D’abord, le 30 janvier 2020, après 18 mois de travaux, le «Groupe d’examen du cadre législatif en matière de radiodiffusion et de télécommunication» a publié le rapport Yale, du nom de sa présidente Janet Yale, qui formulait 97 recommandations de réforme pour régir la webdiffusion. Un rapport salué par l’ensemble du milieu culturel canadien, francophone comme anglophone.
Ensuite, fait peu rapporté, ce rapport suivait de 14 jours la ratification par les États-Unis du nouveau traité commercial avec le Canada et le Mexique (ACEUM). Or, l’une des pièces maîtresses de cet accord figurait dans le préambule: l’ACEUM reconnaît explicitement la notion d’«exception culturelle», selon laquelle la culture ne peut être considérée comme une marchandise comme les autres et peut être protégée – y compris la culture sur le web. Les États-Unis y avaient résisté bec et ongle, mais le Canada a tenu bon. Et maintenant que les États-Unis ont ratifié l’ACEUM, la table est mise pour une action ambitieuse, pour peu que le ministre responsable ait de la poigne.
Précisons d’ailleurs que le train de Steven Guilbeault ne s’arrêtera pas qu’au CRTC et que cet ambitieux projet de loi n’est en fait qu’une première étape. En septembre, il a également signifié son intention d’arrêter à d’autres stations qui ne relèvent pas de son ministère, mais qui ont une très forte incidence sur la culture. Dans l’esprit du rapport Yale, il va pousser pour une réforme de la Loi sur le droit d’auteur, qui relève du ministère de l’Industrie. Steven Guilbeault va également peser sur le ministère de la Justice pour attaquer les discours haineux dans le cyberespace. Enfin, il va camper dans l’antichambre des ministres des Finances et des Affaires étrangères pour faire en sorte que l’OCDE réforme la fiscalité internationale et la taxation des multinationales, incluant les géants du web, comme Google.
Première étape: CRTC
Dans ce portrait général, que prépare Steven Guilbeault au CRTC?
Dans le système actuel, n’importe quel câblodistributeur ou diffuseur radio ou télé canadien doit répondre à une série de critères de contenu canadien ou francophone pour avoir sa licence, ce qui inclut des redevances, des quotas, etc. Les chaînes de télé doivent consacrer 25 à 45% de leurs revenus au financement d’émissions canadiennes, ce qui représente environ 3 milliards $ par an.
D’ici quelques mois sinon quelques années, les grandes multinationales de la webdiffusion auront besoin d’une licence pour opérer au Canada. Cette licence sera soumise à des critères précis non seulement de contenu canadien et de redevances à payer, mais Spotify, Disney+ et tutti quanti devront aussi démontrer que leurs algorithmes favorisent la «découvrabilité» des contenus canadiens (et francophones), ce qui les forcera à afficher ces contenus en vedette sur leur plateforme.
Cette réforme ne s’appliquera pas aux utilisateurs de médias sociaux ni aux médias sociaux eux-mêmes, sauf si Facebook développe un service de webdiffusion. Notez cependant que l’intention est plutôt de régir Facebook à travers la Loi sur le droit d’auteur, qui créera un système de redevances négocié d’inspiration australienne, et à travers la réglementation sur les discours haineux – qui seront également au menu législatif à brève échéance.
Quelles seront les mesures spécifiques concernant la webdiffusion? On ne le sait pas parce que le projet de loi C-10 ne le spécifie pas. Ce que le projet de loi dit, c’est qu’il veut que le CRTC exige expressément la contribution des webdiffuseurs et qu’il les soumette à l’esprit des directives pour favoriser le contenu canadien avec une attention spéciale pour la production francophone et autochtone, entre autres.
S’il faut se réjouir de ce projet de loi et de cette volonté ferme de la part du ministre – et du gouvernement –, il faudra tout de même surveiller de près sa mise en œuvre. Il s’agit d’éviter un ratage comme celui de Mélanie Joly il y a deux ans, qui avait obtenu une contribution volontaire de 500 millions de Netflix sans imposer aucun quota francophone. (Netflix avait volontairement offert 25 millions, soit un petit 5 %.)
L’opposition a critiqué très fermement le ministre Guilbeault sur l’absence de quota dans son projet de loi, mais il est possible qu’on dégaine un peu vite avant de tirer.
C’est que même dans la loi actuelle, les quotas ne figurent pas non plus: c’est le CRTC qui les détermine. L’une des raisons de ne pas dicter de quotas spécifiques dans la loi est précisément de donner au CRTC la latitude d’agir et d’appliquer tous les mécanismes appropriés selon les circonstances. Une loi est infiniment plus difficile à modifier.
Exemple fourni par le ministre Guilbeault lors de la conférence de presse: un défaut des quotas est d’établir un minimum, qui a tendance à devenir un maximum. Il serait possible qu’un système de crédits fiscaux, par exemple à hauteur de 150%, encourage tous les diffuseurs à excéder le seuil minimum, justement. C’est d’ailleurs le point de vue de l’ADISQ et de l’Association québécoise de la production médiatique. Comme on le dit en anglais, le diable (ou le ciel) sera dans les détails.
Autre bonne raison de surveiller le CRTC (et le gouvernement): les nouvelles directives du projet de loi C-10 pourraient avoir tendance à «noyer le poisson». On veut certes assurer un contenu canadien, avec une attention spéciale pour les contenus francophones. Mais le projet de loi veut aussi que l’on porte attention aux autochtones, aux langues autochtones, aux groupes racisés, et aux handicapés. La chose est légitime, particulièrement pour la question des productions en langues autochtones, mais on ignore comment toutes ces préventions se traduiront en termes réglementaires.
Autre point délicat: il y a du mérite à vouloir donner au CRTC un plus grand pouvoir d’adaptation, mais quel sera au juste le pouvoir du gouvernement d’agir sur le CRTC en l’absence de directives claires? Et qu’arriverait-il si la personne à la tête du CRTC est trop molle, trop complaisante ou à l’inverse excessivement militante en faveur d’un groupe ou d’une cause? Cela s’est vu. Sans oublier non plus que ce gouvernement, minoritaire, pourrait être forcé de déclencher des élections avant d’avoir livré la marchandise.
Les enjeux sont colossaux; les rebondissements seront nombreux. Tout ce suspense ne fait que rehausser l’intérêt de cette nouvelle série canadienne, qui s’annonce palpitante. Vivement le prochain épisode!