Envoûtante Lhasa, Fred Goodman

Cette semaine, j’ai fait la lecture d’un ouvrage qui m’a rappelé un souvenir vieux de plus de 20 ans. Dans le millénaire précédent, en 1998, je suis appelé à couvrir le spectacle d’une nouvelle venue au Club Soda. Ce que je vois ce soir-là me chavire. Tellement, qu’à l’issue du spectacle, je demande à l’interviewer pour comprendre ce qui venait de se passer. À la fin de l’entrevue, je lui fais la bise, alors qu’on ne se connaît même pas. Je venais de succomber au magnétisme de Lhasa de Sela. Le livre qui m’a replongé dans ce souvenir, c’est une biographie de Fred Goodman, judicieusement intitulée Envoûtante Lhasa.



L’auteur de ce livre est lui aussi tombé sous le charme de cette artiste unique en son genre, mais dans son cas de façon posthume. Le New-Yorkais Fred Goodman a entendu Lhasa de Sela pour la première fois en janvier 2010 à la station de radio WBAI, dans une émission qui soulignait son décès à l’âge de 37 ans. Spécialisé en musique, cet ancien rédacteur du magazine Rolling Stone n’en revient pas de ce qu’il entend, et se demande comment cette chanteuse vivant à Montréal, mais née aux États-Unis, est passée sous son radar et celui de nombre de ses compatriotes. Goodman entreprend donc d’écrire son histoire. Le titre anglais du livre dit beaucoup de sa démarche: Why Lhasa de Sela Matters.

«Lhasa était une artiste majeure qui aurait mérité d’être reconnue comme telle, et ce livre vise à lui rendre justice», écrit-il.

Mais ce qui rend cet ouvrage aussi fabuleux, c’est que l’auteur va au-delà de l’œuvre. Il nous présente un personnage complexe, une personne à la fois tribale et de nature indépendante, bohème, mais extrêmement exigeante pour elle-même, rieuse, néanmoins préoccupée par des questions philosophiques d’une grande profondeur.

La discographie de Lhasa compte seulement trois albums: La Llorona (1998), The Living Road (2003) et Lhasa (2009). Chacun est différent, mais aucun ne correspond à la mode du moment. La chanteuse n’a jamais voulu faire de la chanson populaire. Ses racines sont ailleurs. L’artiste a été élevée dans une forme d’autarcie culturelle, sans téléphone, ni télévision, à lire beaucoup, et à écouter autant Maria Callas, que sa mère adorait, que les rancheras mexicaines ou les chansons engagées chiliennes chéries par son père.

Grâce à des entrevues faites avec les parents de Lhasa (Alejandro de Sela et Alexandra Karam), ses sœurs (Sky, Samantha, Ayin, Gabriella Miriam Eden) et son frère (Mischa), on peut avoir une idée assez précise de la vie de bohème que Lhasa a vécue enfant. Trimballée d’une ville à l’autre, de New York à Sacramento, de Castroville à Guadalajara, à San José del Cabo, vivant dans un autobus, privée d’école mais grandement stimulée à apprendre par elle-même, contrainte à être tous les jours créative, Lhasa de Sela a un parcours qui ne ressemble à celui de personne, sauf celui de sa fratrie.

Avec ses sœurs. Photo: Alexandra Karam

«Élevée dans la marge, habituée à l’instabilité, Lhasa a appris à ne compter que sur elle-même et sur sa famille. Cette disposition allait teinter pratiquement toutes ses relations jusqu’à la fin de ses jours.»

Photo: Alexandra Karam

C’est d’ailleurs la présence d’une de ses sœurs à l’École nationale de cirque de Montréal qui amènera Lhasa de Sela au Québec. En bonne autodidacte, elle apprend assez rapidement le français et se fait des amis au nombre desquels se trouve Yves Desrosiers, musicien de Jean Leloup. Avec lui, elle développe un projet de disque en espagnol inspiré du folklore mexicain. Les chansons originales, écrites en collaboration avec son père, sont tantôt tragiques, tantôt mélancoliques, toujours intenses, servies par une voix rauque qui ne laisse personne indifférent.

Son guitariste Rick Haworth dit ceci: «Je n’ai jamais vu de chanteuse se plonger aussi profondément dans une chanson. Elle la creusait jusqu’à la moelle.»

Une amie, Sandra Khouri, renchérit:

«On n’assistait pas à un spectacle: on entrait dans son univers. Elle était une véritable magicienne de l’âme.»

Le disque La Llorona, 500 000 exemplaires vendus, fait d’elle une vedette au Québec, au Canada, en France, en Europe, mais pas aux États-Unis.

C’est alors que le livre nous fait découvrir la nature très indépendante de Lhasa de Sela. Malgré le succès qu’elle connaît et qu’elle pourrait continuer à faire fructifier, la chanteuse refuse de poursuivre dans le créneau de la musique folklorique mexicaine en espagnol qui l’a révélée.

Pour son deuxième disque, elle veut aussi chanter en anglais et en français, des histoires à elle. Mais l’exigeante Lhasa considère qu’elle n’a pas suffisamment d’expérience de la vie pour écrire des chansons qui la satisfassent. Elle décide donc d’explorer autre chose à Marseille, où se trouvent quelques-unes de ses sœurs. Elles monteront ensemble un spectacle de cirque. Son séjour en France dure quelques années.

Il faudra attendre 2003 pour qu’elle refasse un nouveau disque, et ce ne sera pas avec Yves Desrosiers, l’artisan de son premier succès, mais avec François Lalonde, lui aussi un ancien musicien de Jean Leloup.

En bon journaliste spécialisé en musique, Fred Goodman excelle à expliquer le processus de création d’un disque. Dans le cas de The Living Road, il raconte le choix des instruments, les techniques d’enregistrement, les sources d’inspiration, les tonalités, tout y passe dans un langage simple, mais qui témoigne de la complexité de faire de la musique originale et durable, ce qu’offrira ce deuxième enregistrement de Lhasa de Sela.

Le New-Yorkais Fred Goodman a entendu Lhasa de Sela pour la première fois en janvier 2010 à la station de radio WBAI, dans une émission qui soulignait son décès à l’âge de 37 ans. Photo: Janet Goodman

Le biographe met autant de soin à raconter les détails de la tournée qui s’ensuit, la magie qui surgit soir après soir dans des lieux souvent inusités. Goodman ne perd cependant jamais de vue son objectif initial, soit de rendre justice au talent rare de son sujet et de révéler la particularité de sa personnalité.

Ainsi, lorsqu’on arrive à l’étape du troisième disque (Lhasa), tout en anglais, on n’est pas si surpris de voir la chanteuse tourner le dos à ses collaborateurs du disque précédent, c’est devenu une habitude chez elle, un must pour continuer d’avancer. Cette fois, elle assume la direction artistique. Elle décide de changer de registre vocal, car elle n’en peut plus de forcer sa voix. Elle s’entoure de musiciens anglophones du Mile End (Joe Grass, Andrew Barr, Miles Perkins, Patrick Watson) dans l’espoir de conquérir les Américains, qui lui ont résisté jusqu’alors.

Mais ce disque se fait sous de mauvais augures. Lhasa reçoit au même moment un diagnostic de cancer du sein, stade 4. Les dernières pages du livre sont douloureuses. On y voit une artiste qui tergiverse devant la manière de combattre la maladie, les limites qu’elle dépasse pour livrer son ultime disque et le présenter au public, les souffrances qu’elle connaît avant de mourir entourée de sa famille, le vide qu’elle laisse autour d’elle lorsqu’elle s’éteint.

Patrick Watson confie: «Quand elle est morte, pour moi, c’est un morceau du monde qui est mort.»

Je vous le dis, ce livre est plus qu’une bio de chanteuse, c’est une rencontre avec une artiste intègre et acharnée, un esprit libre, un personnage charismatique, une femme qui oblige à se poser des questions sur la vie, la mort, la spiritualité. Envoûtante Lhasa!