Le départ de Marguerite Andersen, le triomphe d’Annie d’Ernaux
Vint un chagrin, puis une joie. J’ai la fâcheuse manie d’oser imaginer que la Franco-ontarienne Marguerite Andersen, qui s’est éteinte le 5 octobre dernier à l’orée de ses 98 ans, a fait du «pushing» en haut pour que Annie Ernaux, 82 ans, remporte le lendemain le prix Nobel de littérature, plus haute distinction dans le monde littéraire, très symbolique aussi. J’y reviendrai.
D’abord, il y a une parenté évidente entre ces deux femmes qui ont eu un impact fondamental dans ma vie et dans celle de beaucoup d’autres personnes qui peuvent aujourd’hui marcher dans leurs traces avec une plus grande confiance, avec la possibilité d’affirmer leur pensée, d’écrire à l’encre de soi aussi, en empruntant la voix de l’autofiction, du récit ou de l’intime.
Ensuite, qu’importe le nom du genre, elles font partie de ces écrivaines qui ont pour matériau leur vie, un beau programme d’inspiration longtemps et encore méprisé pour plein de raisons que je soupçonne en partie liées au fait que de grandes pointures s’y soient démarquées en faisant ombrage aux messieurs. Une femme qui écrit sur elle, ça fait mal, mais quand un homme adopte le même principe par contre, là, c’est grandiose, n’est-ce pas? Pfff. Et ça se fait depuis la nuit des temps.
Andersen comme Ernaux ont toutes deux quitté leur milieu social de naissance; l’une pour fuir l’Allemagne nazie, l’autre pour s’éloigner d’un hermétisme parental, pour ouvrir ses horizons vers l’instruction, le savoir, le rêve d’une indépendance. Elles sont devenues mères, se sont séparées à une époque où ça ne se faisait pas. Elles ont lu, étudié, contesté l’autorité, la religion, elles ont pris le parti de la gauche, de la modernité, des libertés, de la transmission, aussi, en devenant professeures, en apprenant surtout aux plus jeunes femmes à travers leurs écrits féministes à cesser de se culpabiliser pour tout, à rompre avec la honte, les regrets, à toujours embrasser tous les possibles, ceux de la passion et de l’amour à tout âge, pencher du côté des vivants toujours. Elles nous ont tendu la perche pour qu’on grimpe les rejoindre, avec leurs mots comme filet pour rebondir toujours, quoi qu’il advienne. Elles veillent.
Je pleure la mort d’Andersen parce qu’après avoir vécu en Tunisie pour suivre son amant devenu mari et de qui elle était tombée enceinte, elle s’était installée en Éthiopie, puis à Toronto, jusqu’à la fin. Elle avait décidé d’y vivre en français, de l’apprendre, de l’écrire, même si minoritaire, même si ça allait peut-être lui coûter d’être moins lue ou comprise au Canada, voire au Québec où, hélas, nous ne lisons pas assez les francophones hors Québec.
«Écrire, c’est d’abord ne pas être vu», a écrit pour sa part Ernaux, ne cherchant pas elle non plus la reconnaissance à tout prix dans une époque obsédée par les paillettes. Où elle vit, à Cergy, en banlieue de Paris, loin des mondanités, elle préfère cultiver son jardin. «Pour avoir traversé des moments où ce regard était déterminant, j’ai une forme d’indifférence profonde du jugement d’autrui. Ce rejet déjà ressenti me donne cette liberté», prononçait-elle lors d’une conférence à laquelle j’ai pu assister en virtuel pour Avenues.ca pendant la pandémie.
Le passage de presque un siècle sur Terre de l’aînée des deux, la récompense si méritée de sa cadette d’une décennie reconnue pour des succès comme Passion simple, Les années ou L’événement, sont aussi chargés symboliquement dans une époque marquée par le recul, dans certains milieux ultraconservateurs, du droit des femmes à l’avortement et d’autres pouvoirs qu’on croyait à tort acquis après d’ardues batailles des époques passées. Note à moi-même: ne jamais baisser la garde. Même en 2022. L’enseigner à ma fille. Garder des munitions en lisant, en étudiant, en prenant la parole. Pendant que les jeunes Iraniennes mettent leur vie en danger, des écrivaines gardent le fort. En ce moment plus que jamais, les reconnaître par le biais de ces remises de prix, entre autres, ça devient une prise de position.
Sur une note plus personnelle, j’ai déjà arpenté les rues de Cergy en espérant y croiser Ernaux, en vain. Je me serais peut-être écroulée de gêne si elle m’était apparue. Folle de même. Un jour, enceinte jusqu’aux oreilles de ma fille, mon premier enfant, je rencontrais Marguerite Andersen au Salon international du livre de Québec pour la parution de La mauvaise mère. L’écrivaine pétillante, drôle, pleine de répartie m’avait rassurée sur cet événement à venir dans ma vie déjà tellement remplie, mouvementée, incertaine. «Tu peux faire des erreurs. Tu peux te tromper. Pourvu qu’elle sache que tu l’aimes. Il faut qu’elle en soit sûre.» Merci, Marguerite. Bravo, Annie.