Francine Ruel: Vieillir… La belle affaire!
Comme la plupart des gens de mon âge, je suis effarée. Le temps a filé si vite. Où sont passées toutes ces années? C’est fou, un jour on se réveille et on est vieux. Ou alors on est déclaré vieux. Pendant la pandémie, j’ai appris qu’en plus d’avoir un âge vénérable, j’étais déclarée vulnérable. Finalement, Bernard Pivot a raison: Vieillir, c’est chiant!
Bien sûr, je prends de l’âge, comme d’autres naviguent sur une chaloupe qui prend l’eau. Chaque anniversaire enfonce le clou avec son nouveau chiffre. Heureusement, je me suis rendu compte que c’est le chiffre lui-même et non pas ma condition de personne âgée qui me trouble le plus. Les genoux qui crient au réveil, oui. Les articulations qui font mal quelquefois, oui, oui. Les nouvelles inquiétudes, les questionnements, les voyages intérieurs fréquents… Encore une fois, oui. Un certain ralentissement dans le rythme… Ça, par contre, ça fait du bien. Moi, jeunesse, j’étais comme une queue de veau. Alors, prendre le temps de savourer…
Les rides… bof! Elles sont le signe que j’ai vécu de formidables moments d’émotion. Loin de moi l’idée de reculer mon kilométrage, de me faire remonter la façade. C’est comme si je permettais à un chirurgien esthétique d’effacer, d’un revers de scalpel, tous les moments importants qui ont fait de moi celle que je suis devenue. Ces traces de vie, j’y tiens.
C’est sûr que le fait d’être une femme ne facilite pas les choses. Je répète souvent cette phrase si dure, mais si juste, de Simone Signoret: «Au petit et au grand écran, les hommes murissent, les femmes vieillissent.» Ce constat est cruel, mais «c’est documenté», comme dirait l’autre.
Autrefois, je me définissais dans l’œil des autres. La mode, le jeunisme à tout prix, la performance coûte que coûte. Heureusement, l’âge avancé amène la fin de ces périodes de torture. Quel poids inutile sur les épaules! Quel bonheur d’être, uniquement.
Depuis quelques années, j’essaie surtout de me considérer comme une œuvre de la nature humaine qui connaîtra, au cours de sa vie, toutes les saisons et qui suivra une évolution normale. D’éclatante de santé et de beauté, à plus enveloppée et un peu moins fraîche, de ratatinée et fanée à… éteinte!
Je me dois d’avouer que cette réalité immuable passe douloureusement certains jours. Elle est difficilement concevable et acceptable cette certitude de se retrouver un jour en fin de parcours où l’on devra franchir le dernier passage. Et tout cela sans savoir ce qui nous attend réellement de l’autre côté, si on n’est pas croyant. J’essaie d’imaginer cette ultime porte devant laquelle je vais inexorablement me trouver un jour – pas si lointain –, et qui se refermera sur ce que j’ai été. Terminus! Tout le monde descend. «Au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valable!»
Déjà que dans les dernières années de nos vies, on nous a signalé notre date de péremption, on nous a fait sentir inutiles, de trop, inefficaces, non productifs, non essentiels à la société qu’on a pourtant aidé à bâtir.
Il y a toujours la consolation de se dire qu’on a arrêté, et battu en retraite, pas parce qu’on n’en pouvait plus, mais parce qu’on jugeait qu’on en a assez fait. Que l’on était riches de ce que l’on a donné, même si beaucoup d’entre nous se retrouvent sans le sou.
Mais je lutte, chaque jour qui m’est donné, et ce, de toutes mes forces. Pourquoi mourir avant le temps? Pourquoi me laisser glisser à l’avance vers cette fin annoncée? Le danger d’abdiquer avant la fin existe. Celui de vieillir trop tôt, également. Je connais des gens qui ont abandonné toute envie de vivre. Ils se bercent en jaquette ou en pyjama, et attendent que la mort vienne les chercher. Je trouve ça tellement triste. Mais j’arrive également à comprendre toutes ces personnes qui abandonnent, parce que leur corps les a traîtreusement lâchés, en route.
Alors, je fais encore plus attention avant que le mien ne tombe en morceaux et que ma tête perde les pédales. Je me préserve. Je veux vivre encore.
Einstein le disait bien: «La vie, c’est comme une bicyclette. Il faut avancer pour ne pas perdre l’équilibre.»
Plus les années défilent et plus j’ai l’impression qu’on habite tous dans une coquille d’œuf fragilisée par la violence, la haine, la maladie, les luttes de pouvoir, les catastrophes naturelles… Alors je fais attention. À tout. Aux gens que j’aime, aux plus démunis, à mes amis, ma famille, mes voisins. À l’intérieur de ma coquille, j’essaie de ne pas crever mon jaune. Je m’accroche à la beauté.
Je crois qu’il faut tenir en permanence le brûleur allumé. Plus jeune, je m’étais fait cette promesse. Ne jamais devenir une mémé. Mais une PP, ça j’y tenais. Une Passeuse de Passions. Pour tenir le cap, je tente de rester lucide, en santé et indépendante. J’essaie de reconnaitre partout la lumière.
Heureusement, il y a eu sur ma route d’autres femmes, nées avant moi, qui m’ont appris à vivre et qui m’ont tant apporté et m’apportent encore. Je remercie Marguerite Yourcenar, qui m’oblige à m’assoir le plus souvent possible à ma table d’écriture, et à suivre à la lettre sa suggestion d’avoir cinq ans tous les matins. Je pense à Mado, ma mère, qui m’a entre autres appris à me tenir debout. À ma marraine Lucette qui m’a montré l’élégance et la sagesse. Je n’oublie pas le rire, la douceur et la grâce à nulle autre pareille; cadeaux offerts par Andrée Lachapelle. J’ai besoin de l’obstination et de la détermination de Janette Bertrand, j’embrasse la folie et l’éclat flamboyant de France Castel, j’adopte les côtés irrévérencieux, déjantés et si délicieux de Louise Latraverse.
Et quand le fameux jour arrivera, et qu’on viendra me chercher, j’aimerais être surprise en train de faire quelque chose de follement passionnant.
Après mon départ, j’aimerais qu’on dise de moi: « Mon Dieu! Qu’elle a bien vieilli!»
Knowlton, janvier 2022
Francine Ruel