Être chef sur les mers de l’Arctique
Entrevue
Je reviens de deux semaines en Arctique entre le Groenland et le Nunavut, passées sur un bateau de croisière qui se rend dans les coins les plus reculés du globe. À part les 130 passagers et les membres d’équipage du Ocean Endeavour, la plupart du temps, les territoires déserts près desquels nous naviguions ne voient passer que quelques ours polaires.
Pourtant, à bord, les passagers pouvaient se servir de la salade de fruits frais ou des omelettes aux légumes le matin, de la salade croquante ou des crevettes qui fondaient en bouche le midi, et choisir, le soir venu, sur les menus variés, la bouillabaisse, la salade d’asperges tendres, le coq au vin goûteux, les crémeuses pâtes aux épinards, le poisson accompagné de purées fines ou les côtelettes juteuses, entre autres.
Mais comment était-ce possible d’offrir autant de variété et de fraicheur ? Il faut voir les coins reculés sans signal Internet, et à des milles de toute épicerie pour comprendre la perplexité des passagers, jour après jour, devant leurs assiettes bien garnies. Celui qui était en cuisine avait sûrement quelque chose du magicien.
Ce prestidigitateur, c’est Francis A Itoumbou, qui en est à sa neuvième année en tant que chef sur un bateau, à sa quatrième sur les eaux de l’Arctique, et qui termine sa deuxième saison pour les croisières d'Adventure Canada, une compagnie ontarienne qui propose des voyages d’aventure en haut du cercle polaire.
Le coup de foudre n’a pourtant pas été immédiat. Le chef français diplômé de l’Institut Paul Bocuse a eu l’appel de la mer en 2007 après avoir œuvré des années dans des maisons étoilées. « L’idée qu’on se fait des croisières, c’est que c’est du prêt-à-manger. Mais j’avais des amis qui travaillaient sur des bateaux et qui voyageaient. Ça m’a donné envie d’essayer. »
Il part donc faire un test pour un contrat de 14 jours dans la Méditerranée. « Je suis arrivé avec mon sac et ma mallette à couteaux avec l’intention de d’abord savoir si je supportais la mer ! » Le résultat ne se fait pas attendre : non ! « La mer était terrible. J’étais tellement malade ! Mais je me disais “je ne peux pas démissionner en pleine croisière”. Heureusement, les trois derniers jours, la mer s’est calmée et les conditions ont été formidables ». Le destin de Francis A Itoumbou était scellé.
Cuisiner sur l’eau
À sa première arrivée dans les cuisines d’un bateau, le chef a été étonné de l’équipement qui était alors bien mieux que ce qu’il imaginait. Tout de même, certains gestes simples prennent sur l’eau une tout autre dimension. C’est le cas de la pâtisserie qui est une science exacte. « Quand les conditions sont agitées, la balance n’est pas stable et il faut alors faire les pesages à quai pour ensuite rapporter à bord les ingrédients et cuisiner ! »
Chercher les fruits et légumes
Quand on décide en plus d’œuvrer sur un bateau qui parcourt les coins reculés de l’Arctique d’avril à septembre, c’est une aventure encore plus particulière qui s’annonce. À l’expérience de cuisiner sur l’eau s’ajoute alors le défi de l’approvisionnement. Au nord du 60e parallèle, impossible de manger local quand il est question de fruits et de légumes puisqu’aucune agriculture n’est possible dans les sols de ce coin du monde.
Ainsi, l’avion en provenance de Toronto qui a laissé les futurs passagers du bateau à Kangerlussuaq, au Groenland, était rempli de victuailles qui ont pu servir au chef pendant quatre jours. Ensuite, c’est à Ilulissat, sur la côte du Groenland, que les frigidaires ont pu être approvisionnés de nouveau.
« Avant de partir, je sais tous les points possibles d’achats. Par Internet, j’avais commandé à l’avance à l’épicerie d’Ilulissat plusieurs fruits et légumes d’Espagne et d’Italie qui arrivaient par bateau en provenance du Danemark. Mais à cause des glaces, on aurait pu ne pas arrêter à Ilulissat et ça, ça aurait été une mauvaise nouvelle : il faut toujours prévoir un plan B. »
Sur le Ocean Endeavour, une trame de menu est toujours imaginée à l’avance, mais adaptée ensuite à ce qui se trouvera sur la route. « Il ne faut pas être difficile : il faut y aller avec ce que les communautés visitées importent déjà, et faire aller son imagination. Disons que travailler sur un bateau, c’est une très bonne école. On devient un gestionnaire implacable ! »
Avec les provisions de fruits et de légumes faites à Ilulissat, Francis et son équipe d’une quinzaine de personnes ont pu cuisiner pendant une semaine, jusqu’au prochain ravitaillement à Resolute, au Nunavut, Canada.
Le secret pour conserver les aliments frais aussi longtemps ? « Chaque fruit ou légume doit être conservé à une température précise ; c’est beaucoup de soins ! »
Troquer le poisson
La façon de manger local sur un bateau, évidemment, c’est de servir les poissons des mers sur lesquelles on navigue. Pendant deux semaines donc, les crevettes de Sisimiut au Groenland, l’omble chevalier de l’Arctique ou le flétan ont été servis en filet, en soupe, en tartare ou en gravlax. Pour servir ces poissons frais, Francis doit partir à quelques reprises pendant le voyage en zodiac à la rencontre des pêcheurs.
« Il est impossible pour les particuliers d’acheter directement aux ports du Groenland à cause du monopole d’achats d’une grosse entreprise danoise. Je pars donc directement en mer attendre les pêcheurs avec lesquels je fais souvent du troc : du poisson frais contre du sucre, qui vaut une fortune là-bas. »
« Mon premier voyage en Arctique, en 2012, a été très difficile parce que je ne connaissais pas les lieux et que je n’avais pas ces contacts. Il m’est donc déjà arrivé de manquer de provisions. Mais à la longue, j’ai fait mon carnet d’adresses. »
Désormais, Francis A Itoumbou réussi donc à faire le bonheur de tous les types de clients, même sur les mers du nord. « J’ai la liste des allergies ou des préférences à l’avance. Ainsi, j’ai toujours des plats sans gluten, végétariens ou même, végétaliens. La satisfaction du client, c’est la base. Les croisières, c’est pour découvrir des lieux, mais une fois de retour sur le bateau, il y a un seul resto. Il ne faut pas oublier que c’est les vacances des passagers et qu’ils veulent que ce soit bon et varié. Sinon, les clients vont me jeter à la mer ! », lance le chef avec un sourire avant de retourner à ses fourneaux pour les derniers préparatifs du diner.
Merci à Adventure Canada, au Westin Bristol Place Toronto Airport et au Courtyard by Marriott Ottawa East d’avoir permis une telle aventure.