Éditorial

Auteur(e)

Jean-Benoît Nadeau

Chroniqueur au Devoir et collaborateur au magazine L’actualité, Jean-Benoît Nadeau a publié plus de 1 000 reportages et chroniques, remporté deux douzaines de prix journalistiques et littéraires, signé huit livres, vécu dans trois pays, élevé deux enfants et marié une seule femme.

Plaidoyer pour les avocats

Les cafouillages du ministre Barrette dans le dossier des frais accessoires sont l’illustration parfaite du pourrissement d’un autre conflit: celui avec les juristes du gouvernement. La grève des avocats et notaires de l’État, amorcée le 24 octobre dernier, en est à sa 14e semaine. C’est le plus long conflit de l’histoire de la fonction publique québécoise.



Ce conflit commence à se répercuter sur l’ensemble de la machine étatique. Une vingtaine de projets de loi et plus de 200 projets de règlement ne peuvent aboutir, faute d’avis juridiques des conseillers de l’État. Le ministre David Heurtel a admis qu’un projet de loi du ministère de l’Environnement est bloqué pour cette raison. De même pour le règlement qui devait autoriser la vente de vins québécois dans les épiceries avant les Fêtes. Quelque 300 projets d’emprunts de municipalités risquent également d’être périmés avant d’avoir été autorisés. 

Sans boussole juridique

Depuis octobre, c’est tout le gouvernement qui avance sans boussole juridique pour tout ce qui concerne le droit constitutionnel, administratif, fiscal et civil, et pour la rédaction de lois et règlement.

Jusqu’ici, le gouvernement a réussi à masquer les dysfonctionnements, mais cela devient de plus en plus évident.

Les 1100 avocats et notaires de l’État québécois conseillent plus de 50 ministères et agences. Ils donnent plus de 30 000 avis juridiques. Ils représentent l’État dans 2500 causes de droit administratif.

Les services essentiels sont assurés, mais la gestion des affaires de l’État prend du retard partout. Quelque 3000 causes impliquant l’État ont été reportées. Aucun dossier n’avance en matière de norme du travail. Selon le chroniqueur Denis Lessard, le nombre de décisions rendues par le Tribunal administratif du Québec (TAQ) est passé de 464 à 204 en décembre — et cela concernait des causes déjà entendues. Ce sera beaucoup moins en janvier, à mesure que s’amenuise la réserve de causes entendues avant la grève. Certes, la grève aide les juges à rattraper leurs retards, mais elle ne fait pas avancer la justice.

À la Régie des rentes du Québec et à Revenu Québec, les contestations de décisions sont également bloquées. De même pour les dossiers d’indemnisation de victimes d’actes criminels. Et les règlements des litiges à la Régie des alcools, des courses et des jeux. Plus rien n’avance au Comité de déontologie policière, à la Commission de protection du territoire agricole, à la Commission des transports, la Régie des marchés agricoles. Idem pour tout ce qui concerne l’octroi et la gestion de contrats publics.

La justice pénale marche encore à peu près parce que les procureurs de la Couronne sont membres d’une autre association, qui n’est pas en grève. Mais si jamais leur travail est contesté devant les tribunaux, ils ne pourront pas se défendre — puisque cette tâche revient aux avocats de l’État, qui sont en grève.

Rien de bien excitant, mais c’est ce que fait l’État — ou devrait faire.

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Bizarre autant qu’étrange

Espérons que le nouveau président du Conseil du trésor, le ministre Pierre Moreau, aura le tact voulu pour régler ce dossier. Quant à son prédécesseur, Carlos Leitão, il a étiré l’élastique à son point de rupture.

Le peu d’empressement du gouvernement dans cette histoire en est certainement l’élément le plus bizarre. Habituellement, ce genre de différend entre l’État et ses employés se règle en quelques semaines, soit par une entente ou une loi spéciale. Ici, rien de tel. Visiblement, on espérait avoir les avocats à l’usure, mais le contraire s’est passé: les grévistes, qui avaient voté à 84% pour la grève en octobre, l’ont reconduite en décembre à 90%. Et le taux de participation au vote a augmenté de 72% à 83%.

Certes, le gouvernement a économisé une quarantaine de millions de dollars en donnant l’air de ne pas céder à ces employés peu populaires et perçus comme des technocrates privilégiés. Mais les effets commencent à se répercuter sur l’ensemble de l’appareil, comme on l’a vu. Sans compter que ces économies de bouts de chandelle risquent d’entraîner des erreurs coûteuses à cause de décisions mal fondées prises sans avis juridique.

Pour l’essentiel, les avocats et notaires de l’État demandent à être traités comme leurs collègues procureurs. Le nœud du litige porte moins sur les augmentations salariales que sur le mode de règlement. Ils demandent que leur salaire ne soit plus l’objet d’une négociation, mais d’un arbitrage par un comité de rémunération. Ils prennent pour modèle la pratique dans les autres provinces, mais aussi le traitement dont bénéficient les procureurs de la Couronne du Québec.

Lors de la grève précédente, en 2011, les procureurs s’étaient alors obstinés et avaient eu gain de cause, alors que les juristes étaient retournés au travail deux mois plus tôt contre promesse que les règles changeraient.

C’est l’autre aspect étrange de cette histoire. Le gouvernement n’a pas beaucoup de raisons de dire non. Il affirme ne pas vouloir donner de traitement spécial à ses juristes. Mais il offre déjà un traitement spécial aux procureurs de la Couronne qui font partie de la même profession. Il justifie cet écart de traitement en déclarant que seuls les procureurs plaident. Pourtant, les avocats du gouvernement plaident tout autant devant les tribunaux.

En fait, le gouvernement du Québec mène un combat d’arrière-garde. Non seulement paie-t-il ses procureurs, avocats et juristes plus mal que ceux des provinces canadiennes (et du fédéral), mais ces autres juridictions traitent aussi leurs procureurs et leurs juristes de façon égale.

Évidemment, comme le Québec est la seule juridiction qui applique le droit civil plutôt que le droit coutumier anglais (la Common Law), il a beau jeu de profiter d’avocats captifs qui ne peuvent exercer leur profession ailleurs — sauf peut-être en Louisiane — sans refaire tout leur droit.

Mais si ce conflit s’éternise, le gouvernement ne perdra pas seulement ses meilleurs juristes, qui partiront au privé. Il y perdra également son capital de bonne volonté auprès d’une profession essentielle au bon fonctionnement d’un État de droit. Et des milliers de Québécois vont bientôt commencer à souffrir des retards, des reports et des délais que cette grève et la complaisance du gouvernement auront provoqués.

 

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Jean-Benoît Nadeau

Chroniqueur au Devoir et collaborateur au magazine L’actualité, Jean-Benoît Nadeau a publié plus de 1 000 reportages et chroniques, remporté deux douzaines de prix journalistiques et littéraires, signé huit livres, vécu dans trois pays, élevé deux enfants et marié une seule femme.