La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

Rome, ma grande Beauté

Il y a quelques semaines, je suis allée à Rome à la recherche d’une «réparation» par le syndrome de Stendhal. Rien de majeur ne s’était cassé en moi, mais suffisamment de cynisme et de désillusion à propos de mille et un trucs s’en étaient pris à ma lumière. Sur Terre, pour vrai, pour pencher du côté de la clarté, y a-t-il beaucoup d’équivalents à l’Italie? Brèves du paradis et quelques idées de folies.



J’allais d’abord y rencontrer Nicola Lagioia, écrivain romain assez réputé là-bas qui m’attendait dès mon arrivée à la Casadante du 8 Piazza Dante, au cœur du quartier historique animé de l’Esquilino, situé sur l’une des sept collines de Rome, et heureusement tout près de la gare Termini, d’où j’ai couru pour arriver à l’heure convenue, mais aussi tout près de la Fontane di Roma et du Palazzo Merulana, ancrés dans un décor architectural de type Liberty où se côtoient longs boulevards et grandes piazzas.

L'écrivain romain Nicola Lagioia. Photo: Claudia Larochelle

J’allais surtout lui parler de son plus récent roman, couronné des prix littéraires les plus prestigieux d’Italie, puis traduit en français chez Flammarion sous le titre La ville des vivants, dans lequel il reconstitue l’assassinat barbare d’un jeune sans histoire, Luca Varani, 23 ans, dans un appartement de Rome en mars 2016. Ça avait fait la une des journaux et bouleversé l’opinion publique. D’autant plus que le meurtre avait été commis par deux hommes de son âge, sans mobile apparent. Rome, ville des vivants, donc, devient protagoniste dans l’histoire en sondant la part de nuit qui habite chacun de ses habitants, loin du Colisée, des pâtes, des Aperol Spritz et des beaux élégants en selle sur leur mobylette… À lire.

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«J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les Beaux-Arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber», a écrit Stendhal au début du 19e siècle dans son récit de voyage Rome, Naples et Florence, dont j’avais apporté en voyage un exemplaire de poche.

Sur son site Internet, la compagnie d’assurances québécoise Croix Bleue n’a d’ailleurs pas omis d’avertir sa clientèle: «Un certain nombre de visiteurs de la galerie des Offices du 19e siècle ont déjà signalé des symptômes similaires. En 1979, cette condition fut nommée le syndrome de Stendhal. Bien que non reconnu comme un trouble psychiatrique, le terme est néanmoins utilisé pour décrire une réaction physique face à la beauté du monde naturel et du grand art.»

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Le regard calme et posé de l’écrivain Nicola Lagioia s’est assombri lorsqu’il m’a parlé des élections qui avaient cours au moment de ma venue, avant d’élire six jours plus tard comme première ministre l’ancienne journaliste Giorgia Meloni, 45 ans, ministre pour la Jeunesse dans le quatrième gouvernement conduit par Silvio Berlusconi et associée à l’extrême droite, ne serait-ce qu’en fondant en 2014 le parti national-conservateur Frères d’Italie qu’elle préside depuis. Favorable au modèle familial traditionnel et catholique, elle est aussi reconnue pour ses positions contre le mariage homosexuel, l’adoption homoparentale et l’avortement…

Première femme cheffe de gouvernement au pays, elle annonçait tout de même le 25 octobre dernier vouloir ancrer l’Italie au cœur de l’Union européenne et de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), marquant ainsi des distances avec le fascisme, tout en promettant que l’Italie resterait un partenaire fiable avec ce dernier, en soutien à l’Ukraine, qui s’oppose à l’agression de la Russie.

On a beau ne pas être d’accord avec plusieurs de ses positions, les talents d’oratrice de la blonde femme, son aplomb indéfectible et l’énergie qu’elle déploie parmi ses députés sont assez impressionnants, d’où sa capacité de rallier avec elle une bonne partie de la classe populaire italienne, sous l’œil dubitatif et craintif de la gauche artistique, progressiste et intellectuelle.

«Ça prenait un changement draconien depuis longtemps, qu’il vienne de la droite ou de la gauche. L’essentiel, c’est qu’on soit entendu. Je suis heureuse qu’elle soit une femme de ma génération. Je pense qu’elle comprendra ce que je vis», m’assurerait plus tard dans un taxi Francia, la conductrice dans la quarantaine qui me ramenait vers mon vol de retour, dans le trafic et sous les rares averses romaines qui n’ont pas manqué de nourrir ce qui me restait de cynisme. Hélas!, non, la grande Bellezza n’endigue pas toute notre noirceur.

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Dans Marie-Anne Mancini, duchesse de Bouillon de Léon Petit, au sujet de l’amour, l’aventurier Primi Visconti, Italien né en 1648 et mort en 1713, attribuait une devise pleine de vitalité à la duchesse de Bouillon: «En avoir beaucoup, jouir d’un seul, en changer souvent. »

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Un matin, à mon réveil, à Anzio, station balnéaire à une heure de Rome, je me suis aperçue que j’avais oublié là-bas un médicament que je dois prendre sur une base quotidienne. Je me voyais déjà devoir appeler mon pharmacien au Pharmaprix à Montréal à travers le décalage horaire, les complications de transfert de documents, des signatures, des appels, des fax moyenâgeux (!!!), bref, la paperasserie habituelle. Or, l’amie Marielle, qui vit depuis une trentaine d’années en Italie, prit l’initiative – que je croyais vaine – d’écrire un courriel à son médecin de famille pour lui expliquer la situation. J’ai explosé de rire de scepticisme. Croyez-le ou non, moins de deux heures plus tard, j’avais un flacon de mon précieux médicament entre les mains.

Vive le système de santé italien.

Plage déserte d'Anzio, station balnéaire à une heure de Rome. Photo: Claudia Larochelle

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Tranche d’autodérision

  • Pour te situer un peu, Claudia, la ville de Anzio est située entre Rome et Naples.
  • Anzio… wow, c’est comme Trois-Rivières, entre Montréal et Québec.

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Je mangerais des pâtes au petit déjeuner, au lunch et au souper. Et pourquoi pas avant de me coucher, en collation. Si je pratique la course à pied et le Pilates, c’est justement pour pouvoir continuer à me goinfrer le plus souvent possible. À boire du vin aussi. D’ailleurs, mes plus beaux souvenirs de Noël et des Fêtes sont liés à ma mère, qui préparait ses fabuleuses lasagnes, et à mon trempage de lèvres dans les coupes de vin rouge de mes tantes. Ma mamma fait encore ses lasagnes et mes enfants en redemandent.

En plus des penne all’arrabiata préparées avec savoir-faire par mon amie Marielle, je suis passée à un cheveu de me rouler par terre en dégustant les carbonara du restaurant Epiro du 26 Piazza Epiro, sorte de bar à vin avec cuisine gouverné par le chef Michele de Chirico avec, en salle, le seul et unique Matteo Baldi, fort charmant par ailleurs. Un certain Dante était aussi là pour m’accueillir. Dante. Ça ne s’invente pas. Syndrome de Stendhal ou pas, j’ai passé mon séjour à m’émouvoir dans les restos. À l’Epiro, ça atteignait des sommets.

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«Je sens que je suis en train de tomber amoureuse de toi et j’ai peur de ne pas pouvoir finir L’art de la joie.» C’est ce que l’écrivaine italienne d’origine sicilienne Goliarda Sapienza a dit un jour à son dernier amour, Angelo Pellegrino.

Le roman grandiose et bouleversant mettant en lumière la vie dans la première partie du 20e siècle d’une certaine Modesta, dotée de l’art de cultiver la joie, fait plus de 800 pages en français aux éditions du Tripode. On peut le lire depuis 2016, un peu moins de dix ans après la parution posthume dans son édition originale.

L’auteure s’est éteinte dans l’anonymat à 72 ans après une vie peu reposante, mais ô combien excitante à bien des égards. Après qu’elle se soit retrouvée en taule après un vol de bijoux, les femmes se battaient pour qu’elle partage leur cellule. Goliarda, c’était ça. Le magnétisme incarné, la splendeur sous toutes ses facettes. Goliarda était une reine transgressive, dépressive, féministe, guerrière, amoureuse, déchaînée. Goliarda, c’est l’artiste italienne à l’état pur!

Librairie Stendhal de Rome. Photo: Claudia Larochelle

Goliarda Sapienza occupe une place de choix à la Librairie Stendhal de Rome, dont m’avait parlé en de si bons mots la poète montréalaise Carole David, fille d’une mère italienne, à qui j’avais demandé ses bonnes adresses.

Au 23 Piazza San Luigi dei Francesi, celle qui s’appelait d’abord Librairie française à sa création en 1955, avant de devenir Libreria Stendhal en 2016, apparaît plus modeste que monumentale. Mais les apparences sont trompeuses. J’y aurais passé 20 heures d’affilée. Ses fonds sont dotés de sélections époustouflantes, dont Le pin, les moineaux, et toi et moi, un bleu recueil de nouvelles inédites de Katherine Mansfield, écrivaine et poète anglaise d’origine néo-zélandaise, morte en 1923 des complications liées à sa tuberculose. Elle avait 34 ans.

«Je ne voulais pas me l’avouer, mais j’étais jalouse de son écriture, la seule écriture dont j’aie jamais été jalouse. Elle avait la vibration», a écrit Virginia Woolf dans son journal en apprenant le décès de sa contemporaine. Je n’avais jamais vu ce livre, ni ces éditions du Chemin de fer nulle part ailleurs. Une autre grande oubliée de l’Histoire de la littérature. Idem pour Trois femmes – Une histoire d’amour et de désamour de Dacia Maraini, bonne amie de Maria Callas et compagne d’Alberto Moravia. Elle a 85 ans. «Alors qu’on demande à l’homme de parler selon ses compétences et son talent, on demande à la femme de parler avec son corps», a-t-elle écrit. Hélas, c’est toujours à l’ordre du jour. La bonne nouvelle, c’est que ces deux femmes de talent, morte et vive, m’avaient donné rendez-vous là où je ne les attendais pas.

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«Aucune explication n’est vraiment convaincante ni démontrée scientifiquement mais c’est éprouvé; la lumière de Rome fait du bien.» – Fleur de La Haye-Serafini, Dictionnaire insolite de Rome 

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Un jour, à mes dix ans peut-être, j’ai compris pourquoi mon grand-papa avait la tête d’un Méditerranéen. Idem pour son esprit un brin déjanté, jamais trop à cheval sur les règles, bouillant, intense et «gai comme un Italien quand il sait qu’il aura de l’amour et du vin…», comme le chante si bien Nicole Croisille.

Un jour, à mes vingt ans peut-être, j’ai compris pourquoi j’avais un penchant pour les Italiens. Une fois, j’en ai même fiancé un. Je doute que ça ne se reproduise.

Un jour, à mes trente ans peut-être, j’ai compris pourquoi j’ai planifié de m’y exiler. Il y a eu les enfants. Je suis demeurée Montréalaise.

Un jour, à mes quarante ans peut-être, j’ai compris pourquoi sur une pierre tombale anonyme du cimetière non catholique de Rome – je fréquente ces lieux bien avant les églises ou les musées – j’ai imaginé que je ratais mon vol de retour, que je refaisais ma vie en Italie. Mes enfants pour me ramener sur Terre... Toujours.

Il faut voir ce cimetière du quartier Testaccio dominé par les chats affectueux, rois et maîtres parmi les humains silencieux et entretenus, grâce à des dons des visiteurs, par des bénévoles dévoués.

Solution alternative pour enterrer ceux qui rendaient leur dernier souffle à Rome, qui n’étaient pas de confession catholique ou qui mourraient par suicide, cet endroit héberge des célébrités comme le poète anglais John Keats, rejoint peu de temps après par un admirateur de son œuvre, Percy Shelley, aussi poète, marié à nulle autre que Mary Shelley, créatrice de Frankenstein. Sur son corps échoué après une noyade en mer en 1822, on aurait découvert dans sa poche de vêtement une copie de la poésie de Keats, justement, comme s’il l’avait empochée à la hâte pour lui livrer dans l’éternité...

Antonio Gramsci, journaliste et homme politique qui a payé de sa vie ses relations avec Mussolini, y repose aussi, ainsi que l’actrice anglaise Belinda Lee, morte en 1961, à 25 ans, dans un accident de voiture sur une route de Californie. Les trois autres occupants du véhicule avaient survécu. Parmi eux, le cinéaste Gualtiero Jacopetti, qui l’a rejointe sous terre en 2011. Comme s’ils s’étaient donné rendez-vous dans l’au-delà…

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J’ai promis à une amie aux prises avec un cancer de jeter pour la chance une cenne à sa santé dans la fontaine de Trévi. Au moment venu, il y avait tellement de touristes agglutinés que je n’ai jamais réussi à me tailler un chemin jusqu’à l’eau. Plus à l’écart de la foule chaotique, j’ai donc pris mon élan pour lancer la pièce qui, hélas, a terminé sa course sur le nez d’un monsieur fort surpris. Je me suis sauvée comme une voleuse en me faisant la promesse de ne plus visiter les attractions touristiques et préoccupée par l’espoir que ma «victime» aura au moins eu la décence de lancer la pièce pour moi. Pour mon amie surtout. Parce qu’à Rome, quand on n’est pas amoureuse, on pense aux amies. C’est aussi pour elles qu’on revient chez soi.

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«La beauté n’est que la promesse du bonheur.» – Stendhal

À voir : Mes photos de ce voyage en Italie