La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

Mesdames, il faudrait cesser de mourir

Je suis en deuil. Après Marie-Claire Blais, au sujet de laquelle on peut lire et entendre de touchants hommages ces derniers jours, voilà que c’est l’écrivaine Abla Farhoud qui vient de nous quitter, le 1er décembre, entourée de ses proches.



Née au Liban en 1945, Abla Farhoud avait immigré avec sa famille au Québec en 1951, avant de repartir, puis de revenir définitivement à Montréal pour y élever sa famille et y mener une carrière prolifique de dramaturge et de romancière, récompensée par de nombreux prix et la fidélité de lecteurs nombreux, au Québec et dans le monde, avec ses romans comme Le bonheur a la queue glissante, Le sourire de la petite juive, Au grand soleil cachez vos filles, Le dernier des snoreaux ou Havre-Saint-Pierre, pour toujours qui paraîtra chez VLB éditeur dans la prochaine année.

Photo: Antoine Rouleau, VLB

Voir partir des personnalités artistiques qui ont marqué le Québec reste toujours difficile à plusieurs égards. Or, pour moi, perdre des femmes de lettres de la trempe de Marie-Claire Blais et de Abla Farhoud, c’est encore plus secouant. Bien que je ne fusse pas si intime avec elles autrement que comme lectrice ou journaliste bénéficiant de moments privilégiés en leur compagnie, aujourd’hui, j’ai cette impression inaltérable d’être orpheline de «mères littéraires».

Marie-Claire et Abla ont ouvert la voie, chacune à sa manière; véritables généreuses, bienveillantes, ouvertes, de celles qui poussent les plus jeunes à se dépasser, sortes de mentores dont les œuvres traversent le temps, des splendides remplies de magnétisme aussi, de celles qui au-delà de leurs textes ont su inspirer la liberté, l’émancipation, l’intégrité, le pouvoir de se suffire à elles-mêmes sans l’ombre d’un homme dans une époque pas si lointaine qui empêchait l’autonomie des intellectuelles ou des créatrices, les rendant suspectes, porteuses d’une tare, les belles sorcières! Pour moi, c’est ce qui les rendait aussi tellement passionnantes.

Marie-Claire à Key West, Abla à Outremont. Je les imagine, seules toutes les deux devant leurs mots et leurs nombreux personnages; des femmes, des hommes, des enfants qui s’affranchissent, renonçant parfois à beaucoup, notamment à ce qu’on attend d’eux. Seules, ces grandes dames l’étaient dans leur posture d’écrivaine, affairées dans leur logis, seules, oui, mais habitées en même temps. «De mille voix», pour reprendre le titre du dernier opus de Marie-Claire Blais, Un cœur habité de mille voix. Jeunes de cœur et d’esprit, éternelles observatrices du monde qui les entourait, avec un penchant certain pour les batailleurs, ceux qui n’ont pas de voix, qui triment parfois durement pour être entendus et se montrer tels qu’ils sont.

Nous n’aurons jamais trop de leurs histoires chargées d’humanité, jamais revanchardes ou amères, pourvues de regards fins sur leurs territoires, leur monde moderne, parce que novatrices, et, surtout, jamais dépassées. Elles étaient rebelles à leur façon. J’aimais, donc, ces dames rebelles. J’aimais découvrir – avec un peu de chance avant tout le monde – ce qu’elles étaient en train d’écrire, préparer des entrevues avec elles, les lire en me disant qu’en vieillissant les plus grandes deviennent toujours meilleures. Peut-être que c’est l’effet que ça fait, se rapprocher du ciel… Je tenais à leur faire une place certaine dans mes chroniques littéraires, une manière sans doute de m’assurer qu’on les lise encore et toujours, de m’imprégner de leur génie avec l’espoir d’en retirer quelque chose pour m’emmieuter et m’élever un peu en m’y collant… Oui, quand je serai grande, si Dieu le veut, j’aimerais avoir ne serait-ce qu’une parcelle de leur acuité. Je nous le souhaite à toutes et à tous, c’est ce qui fait un grand peuple, d’où l’importance de cultiver ces écrits, de veiller à leur pérennité.

Maintenant, il faut les (re)lire, les enseigner, les citer, les garder au cœur du Québec, à l’avant-plan, elles, si fières de parler français, de l’écrire, donnant encore plus de poids aux mots de notre langue en la préservant, je l’espère, d’un éventuel déclin. Maintenant, mesdames, il faudrait cesser de mourir.

Mes plus sincères condoléances à leurs proches, à celles et ceux qui les aimaient. Toujours, elles resteront.