La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

Marie-Christine, ou quand tombe la burqa

Je suis tombée sur Marie-Christine Ricignuolo comme on découvre de l’eau dans le désert, d’une manière urgente, salvatrice en quelque sorte. Si elle a fait une différence chez moi, j’ai pensé qu’elle vous serait bénéfique aussi.



Marie-Christine Ricignuolo est à la fois comme les autres: imparfaite, complexe, méfiante; et tout à fait spéciale, voire extraordinaire, de celles qui marquent et font triompher la force, le courage et la beauté. Beaucoup de beauté. Je l’ai aimée d’emblée. Dans une société hantée par le culte des apparences, les normes, la rapidité, l’exposition des corps sur Instagram (avec beaucoup de faussetés et de polissages), il va sans dire, cette femme est un ovni.

«Tu me prêtes ton bras pour marcher?», qu’elle m’a demandé au bout de deux minutes et quart. On se voyait pour la première fois. JE la voyais, devrais-je plutôt spécifier. Elle, élégante comme c’est pas possible, magnifique brune élancée, au sourire ravageur, elle se contentera de ma voix, qu’elle a trouvée bien jeune. Souvent maladroite et sans filtre (j’y travaille), je lui ai répondu qu’elle serait déçue de voir le décalage avec mon visage...

Marie-Christine s’est dégagée partiellement de l’obsession de son image «à la dure». Il aura fallu qu’elle devienne aveugle donc, le 31 mai 2018, alors âgée de 30 ans et maman d’un petit Liam de trois ans, pour que sa burqa de chair à elle ne tombe.

Marie-Christine est aveugle. Je pense que j’étais mal à l’aise, désireuse de combler les silences, de détendre l’atmosphère dès le départ. En même temps, je venais de trahir mon propre trouble avec mon apparence physique, sorte d’obsession qui, pour moi, se dissout à pas de tortue avec l’âge, mais qui demeure comme un dernier caillou dans une chaussure. Mon amie l’écrivaine et philosophe Nelly Arcan employait l’expression saisissante et forte de «burqa de chair», reprise plusieurs fois depuis sa mort en 2009, pour parler du corps de la femme, à la fois exposé et convoité, prison et camisole, étendard et linceul. Une burqa à l’opacité variable selon l’obsession de celle qui la porte.

Si je n’avais pas lu la biographie de Marie-Christine, Ma vie dans le noir. Voyage au pays des non-voyants, écrite avec talent et sensibilité par le journaliste Jean-Yves Girard (Saint-Jean Éditeur), qui paraîtra le 23 mars, je n’aurais pas su qu’elle-même est fan de Nelly Arcan, que ses mots lui ont fait tout un effet quand elle l’a découverte il y a quelques années, portant elle aussi les stigmates du bien-paraître à tout prix, sorte d’idée fixe maladive. Arcan mettait des mots sur ce mal-être de l’image qu’on se fait de soi, aussi jolie qu’on puisse l’être, aussi conforme aux critères (stupides) «imposés» par la société. Bien que ça tende à changer depuis la valorisation et l’exposition de la diversité corporelle, on serait fous de penser que de vivre en dehors de ces marges exigeantes en 2022 s’avère chose simple. Si c’était si facile de s’accepter, les magiciens du rajeunissement feraient faillite, les unes de la plupart des magazines féminins opteraient pour des photos moins retouchées et d’autres visages que ceux des «stars-feu de paille» que certaines de ces mêmes «stars» relaient ad nauseam sur leur propre compte Instagram, certaines allant jusqu’à prôner – d’une manière assez paradoxale somme toute – les vertus de l’acceptation de soi-même… Facile de jouer cette carte quand on est choyée de ce côté.

La biographie de Marie-Christine, «Ma vie dans le noir. Voyage au pays des non-voyants», est écrite avec talent et sensibilité par le journaliste Jean-Yves Girard.

Marie-Christine s’est dégagée partiellement de l’obsession de son image «à la dure». Il aura fallu qu’elle devienne aveugle donc, le 31 mai 2018, alors âgée de 30 ans et maman d’un petit Liam de trois ans, pour que sa burqa de chair à elle ne tombe.

«Les dernières fois, quand ma vue baissait, je me collais la face dans le miroir pour me voir… C’est là que j’ai compris que je ne ferais plus jamais de selfies et que je ne me verrais plus jamais. Je me souviens que je me suis reproché toutes ces années perdues à ne voir que du négatif concernant mon apparence. C’était jamais bienveillant, rien ne fonctionnait», déclare celle qui a voulu mettre fin à ses jours aux premiers temps de sa cécité.

Des bribes de sa jeunesse témoignent de son immense désamour physique d’ailleurs dans les propos de sa biographie rapportés par Jean-Yves Girard: «Je collectionnais les magazines de vedettes américaines, et ce que je regardais chez les célébrités, c’étaient leurs yeux. Ensuite, je scrutais mon visage dans le miroir et tout ce que je voyais était moche: ça, ça, ça et ça aussi. Je rêvais à des chirurgies esthétiques: cet œil-là va être parfait à un moment donné, il sera enfin égal à l’autre. Le reste de ma petite personne, je ne l’appréciais pas, je n’en avais pas le temps, j’étais obnubilée par mon défaut.»

Marie-Christine Ricignuolo avec son fils.

Le grand dégagement

«Là, j’ai l’air de ce que j’ai l’air, c’est ça qui est ça… C’est beaucoup plus léger. J’ai perdu le contrôle. Quand tu n’as plus le contrôle, tu peux juste te laisser mener par le courant…», me confie celle qui est née avec le glaucome congénital, maladie rare qui touche à la naissance une personne sur 10 000.

Idem pour sa confiance en elle, en ses propres moyens. Tout était fuyant et instable. «Ma confiance n’était pas solide, non. Aujourd’hui, autant je me sens vulnérable par moment, autant que je me trouve super confiante. Quand je demande de l’aide à des étrangers, je ne suis plus gênée. Je ne regarde pas au sol comme avant. Je n’étais pas capable de soutenir le regard de personne, j’étais tellement pas bien avec le fait que je n’assumais pas qui j’étais. Je serais encore là-dedans...»

En fouinant sur son compte Instagram, je la trouve digne et fière, héritière de ses racines siciliennes, triomphale, souveraine même, et si loin de cette jeune femme de jadis. «Je me présente toujours sur Instagram dans le but d’insuffler des affaires positives.» Puis, elle hésite un peu: «Ben… peut-être qu’inconsciemment, je veux aussi aller chercher de la reconnaissance, mais c’est sûr qu’en pensant à Liam, qui est pris avec la même cochonnerie de maladie que moi, je ne veux pas qu’il soit dans les mêmes enfermements que moi, les mêmes complexes. Je ne veux tellement pas être dans l’évitement que je la montre, ma canne blanche. Vous n’avez pas fini de la voir!»

Je suis impressionnée. C’est ce genre de femme marquée par l’entêtement, la force vitale, la renaissance que je voudrais voir et entendre plus souvent dans les médias. Bien sûr, elle y est un peu, notamment sur AMI-télé, qui met en valeur la communauté des personnes aveugles et qui fait entendre la voix de Canadiens en situation de handicap en représentant leurs intérêts, mais ce n’est pas suffisant. Marie-Christine donne de l’aplomb au monde, montre comment dépasser nos désirs de briller dans l’œil de l’autre, qu’il est possible d’étinceler ailleurs, où ça vaut le coup, et mieux encore.