La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

Le 8 mars, la femme que je suis et mon père aussi…

Ça paraîtra peut-être étrange, mais c’est pour mon père que j’ai une pensée en cette Journée internationale des droits des femmes. Étrange, parce que, le 8 mars, ça a toujours été plus naturel de célébrer la transmission mère-fille, ce lien si particulier, complexe et splendide à la fois. La plupart du temps, c’est la maman qui enseigne ce qu’on pourrait appeler les «rouages» de la condition féminine. Ça a été le cas dans ma famille et c’est désormais moi qui aborde avec ma fille des sujets liés à son anatomie, à ses amours… Or, sans mon père, sans sa manière de m’aimer surtout, je ne serais pas la femme que je suis devenue, aussi privilégiée soit-elle, consciente aussi de cette chance inestimable que ça ne va hélas pas de soi pour nous toutes.



J’ai souvent raconté que j’étais devenue féministe à onze ans, en voyant mon père terrassé de chagrin lors du féminicide de masse qui venait de survenir à la Polytechnique, le 6 décembre 1989. Je ne l’avais jamais vu affecté par le sort d’autres filles que celui de ma sœur ou moi. J’ai compris qu’il y aurait des lendemains traumatiques dont on ne se remettrait collectivement jamais. Je terminais cette année-là mon école primaire et j’ai passé l’entièreté de mon parcours scolaire à imaginer comment sortir rapidement d’une classe advenant l’apparition d’un misogyne armé. Le fil d’insouciance et de candeur qui me liait au reste du monde s’était rompu.

alt="8-mars-femme-pere"

Je ne sais trop comment il y est parvenu, mais mon père m’a outillée pour la suite. Dans son roman Une heure de ferveur, Muriel Barbery écrit: «Ce qu’un père doit donner à sa fille, ce sont des lumières qui l’éclairent sur elle-même.» Avec cet éclairage d’amour, j’ai pu être ambitieuse, voir grand sans me sentir mal, m’espérer là où on n’attendait pas les femmes – ou bien là où on ne les espérait pas vraiment – il n’y a pas si longtemps encore. Le feu m’habite. Mon père a su l’attiser quand, dans le doute, il m’a dit que j’étais belle.

Quand, dans la peur de ne pas y arriver, il m’a implorée de ne pas baisser les bras, qu’il servirait de trampoline pour que je rebondisse si j’en venais à tomber. Quand l’adversité prenait les traits d’un tortionnaire mal-aimant, il a dit les mots qu’il fallait, il m’a donné les clés pour m’en libérer et m’a prouvé qu’un vrai gentil arriverait... Contrairement à d’autres hommes croisés plus tard dans mon milieu de travail, mon père, boomer, comme la plupart de ceux qui m’ont mis des bâtons dans les roues, ne s’est pas acharné à mecspliquer la vie et n’a jamais voulu m’enfermer dans une case ou dans mon genre.

alt="8-mars-femme-pere"
Mon père, son regard sur moi

Je l’ai entendu encenser l’intelligence de plusieurs femmes, y compris ma mère. Je l’ai vu l’aimer jusqu’à s’oublier aussi. Je l’ai vu voter pour une femme. Je l’ai vu lire des romans ou des articles écrits par des femmes. J’imagine que ça m’a permis d’entrevoir mon futur avec plus d’assurance. Il n’a jamais caché ses larmes, défauts et imperfections sous une chape de plomb. Il n’a pas joué au dur à cuire pour montrer qui de nous deux était le plus fort. Je ne l’ai jamais surpris à jeter des regards concupiscents sur mes amies. Je ne l’ai jamais entendu dire qu’il allait gérer une situation «entre hommes», «comme un homme» ou qu’il était «l’homme de la situation». Il n’a jamais régné en roi et maître, mettant plutôt à l’avant-plan les femmes de sa vie. Toujours. C’est ce que font les pères aimants.

La capacité d’adaptation à l’époque devrait être un prérequis avant d’embrasser la paternité, la capacité aussi à respecter, et sans le moindre effort, le droit des femmes, à veiller à ce que jamais il n’en soit autrement et que nos acquis ne nous soient pas retirés. Son regard sur la petite fille que j’ai été a façonné celle que je suis quand je travaille, quand je m’engage, quand j’élève mes enfants, quand j’aime. Comme moi, dès leur naissance, chacune des femmes du monde entier devrait être en mesure de se voir briller dans l’œil lumineux d’un homme bon.