La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

L’art de chiner

Le marché du seconde main ne s’est jamais aussi bien porté. Les préoccupations environnementales conjuguées à la flambée du coût de la vie, des taux d’intérêt et de l’appauvrissement de la classe moyenne y sont pour beaucoup dans cet engouement qui, sans être nouveau, gagne néanmoins en vigueur. Il est loin ce temps où on allait chez Renaissance ou dans les bazars d’église, la tête enfoncée sous une tuque pour ne pas se faire voir. Heureusement, pour de plus en plus de personnes, chiner, c’est jouissif, obsédant, absolument enivrant. Je suis tombée dans le grand vortex. Je vous en souhaite autant. C’est fou, le bien que ça fait!



Oui, peu de choses sont aussi exaltantes que de mettre la main sur un sac délirant, parfois même griffé, pour 8$. Ma meilleure amie mange tous les jours de sa vie sur une magnifique table en bois ayant appartenu à nulle autre que Marie Gérin-Lajoie (attestation à l’appui) que j’avais dénichée gratuitement dans un événement de débarras d’objets et meubles anciens. Parce que les vrais «chineux» magasinent aussi en pensant aux besoins des leurs. Ça augmente le plaisir. Il m’arrive aussi de porter une robe satinée sertie de dentelle d’une beauté indicible dégotée dans un bazar vintage. Elle m’a coûté 25$, doit en valoir beaucoup plus et me vaut un déluge de compliments. Non, on ne peut pas en trouver des pareilles chez Zara, ma foi, non! D’abord, elle a résisté aux années, ensuite, elle a été cousue avec grand art, ça se voit, et je ne m’en tannerai pas de sitôt, je l’ai choisie comme on tombe en amour. Idem pour la moitié de ma garde-robe et toute ma vaisselle plus ou moins dépareillée. Je n’ai presque pas de meubles neufs non plus. En fait, ils ont tous une petite histoire et une vie ancienne que je ne soupçonne même pas. C’est d’autant plus excitant quand ça regorge d’intrigues et de mystères, il me semble.

«Dans ma famille, on était fauchés, mais on avait du goût, il fallait bien trouver une solution. Alors, on chinait», racontait en 2021, dans le balado Décodeur, Sophie Fontanel, reine incontestée du chinage en France, journaliste et écrivaine qui a du flair pour les bonnes affaires. Sa page Instagram suivie par 310 000 abonnés en témoigne d’ailleurs de manière régulière. Plusieurs ont ce profil évoqué par Fontanel (pas elle personnellement): pas riches, parfois même carrément pauvres, mais coquets, amoureux de beauté et de vraies splendeurs. Parce que les riches ne détiennent pas le monopole du goût et du droit d’accès aux beaux objets, oh, que non.

Si on devient d’abord chasseur de trésors par nécessité, encore plus en ces temps économiquement durs, s’ensuit une réelle activité trépidante, voire un sport de patience et d’endurance pratiqué dans la poussière, parfois dans les foules, dans la chaleur. Photo: Nikola Duza, Unsplash

Si on devient d’abord chasseur de trésors par nécessité, encore plus en ces temps économiquement durs, s’ensuit une réelle activité trépidante, voire un sport de patience et d’endurance pratiqué dans la poussière, parfois dans les foules, dans la chaleur. On est loin des boutiques parisiennes comme chez Bompard, où on nous offre le champagne au seuil de la porte pour agrémenter l’expérience client. Le décalage entre les deux me fait vraiment beaucoup rire. Dans les brocantes, marchés aux puces et bazars, il faut développer son œil, son toucher, savoir où regarder, quoi renifler même. Les vrais de vrais ont sûrement les sens plus développés que la moyenne. Rassurez-vous, ça doit être comme un muscle, ça se travaille.

Dans son court roman L’Étoile Vesper, paru en 1946, la célèbre écrivaine Colette raconte que c’est à travers ces petits miracles qui surviennent en chinant qu’elle est tombée sur le portrait de sa grand-mère maternelle, dérobé un jour chez elle et errant depuis 30 années. C’était comme si son aïeule rentrait enfin au bercail. Un exemple parfait pour illustrer ces instants miraculeux dans l’usagé.

Que dire aussi du sentiment de victoire qui surgit en découvrant à très bas prix un truc qu’on ne pourrait pas se payer au plein tarif? Cette petite joie se décrit difficilement, sorte de vengeance sur le monde capitaliste et sur les ultra-riches qui ne connaîtront jamais cette magie de la découverte, déjà embourbés dans leur trop plein d’opulence. Dans le seconde main, il n’y a jamais de petite victoire. À moins qu’il s’agisse du réveil de l’instinct primitif du chasseur-cueilleur, réactivé pour prévenir la fin du monde.

Inutile d’expliquer que l’art de chiner va de pair avec la conscience environnementale. Accroître la durée de vie des objets, ça ne peut qu’aller dans le sens des préoccupations et batailles du moment. Avec ma fille, les virées dans les friperies, même en ligne, sont aussi devenues des occasions de rapprochement et de complicité. Parce que, oui, l’art de chiner se pratique aussi en groupe. Mille paires d’yeux valent mieux qu’une dans de tels endroits. Les possibilités d’échanges, de cadeaux, de conseils, et d’influences, deviennent alors nombreuses et précieuses. Et si avec tout l’argent économisé on allait se payer une bouffe quelque part? De quoi se sentir déjà un peu moins coupable de tout et de rien.