La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

D’où viennent nos penchants pour le crime?

Depuis longtemps, les faits divers et les crimes réels suscitent chez moi et chez une forte majorité de femmes une réelle fascination. Normal, docteur? Annie Laurin et Michèle Ouellette, les créatrices du balado Captives, réfléchissent à la question.



J’étais encore au secondaire quand Mélanie Cabay, 19 ans, et Marie-Chantal Desjardins, 10 ans, ont été assassinées à quelques semaines d’intervalle en 1994. Ça avait achevé de briser ma candeur, déjà ébranlée cinq ans auparavant par le féminicide à l’École Polytechnique, dont on soulignera le triste 34e anniversaire le 6 décembre. J’ignorais alors de quelle manière ces crimes visant les femmes allaient accroître ma vulnérabilité, que s’érigeraient des garde-fous entre moi et le reste du monde et que, contrairement aux hommes, le «territoire» ne m’appartiendrait jamais totalement. Paradoxalement, les faits divers et les crimes réels suscitaient aussi chez moi, et chez une forte majorité de femmes, une réelle fascination. Normal, docteur? Complices d’addiction, Annie Laurin et Michèle Ouellette, les créatrices du balado Captives, réfléchissent elles aussi à la question.

Annie Laurin et Michèle Ouellette, les créatrices du balado «Captives». Photo: Claudia Larochelle

Bien que leur populaire balado téléchargé plus d’un million de fois à travers le monde ainsi que l’ouvrage qu’elles viennent de faire paraître et intitulé Captives. Crimes réels et disparitions mystérieuses au Québec (Fides) ne reviennent pas que sur des féminicides ou des disparitions de femmes, il en est beaucoup question. C’est toujours avec respect qu’elles le font, avec une sensibilité et une rigueur aussi dans la livraison qui supplantent de loin beaucoup d’autres du genre au Québec. Qu’importe qu’elles ne soient pas journalistes, criminologues, psychiatres ou enquêtrices.

Michèle Ouellette et Annie Laurin citent leurs sources et travaillent d’arrache-pied pour donner du tonus aux histoires déjà documentées dont elles rassemblent et synthétisent le contenu épars, leur donnant souvent un second souffle. Celles qui se sont connues en devenant demi-sœurs dans leur prime jeunesse n’étaient qu’au début du processus d’écriture de leur livre quand j’ai pu m’entretenir avec elles des sources de cette étrange fascination.

Je leur ai d’abord avoué la culpabilité, la honte que je ressentais d’être si avide d’histoires criminelles, voire assez accro pour en «consommer» chaque jour. Était-ce le symptôme d’un voyeurisme, pire d’une déviance? Et si un monstre sommeillait en moi? Allais-je imploser, commettre l’irréparable, finir en taule? Ça a fait sourire mes complices ténébreuses, non sans leur rappeler leur propre penchant pour ce type de contenu, leurs questionnements à elles aussi. «Non, il n’y a pas de “monstre” tapi en nous. Nous voulons peut-être juste l’avoir à l’œil. Le surveiller, ou espérer le reconnaître ou le dompter advenant son apparition. Un jour, je l’espère, nous l’anéantirons», exprime Michèle.

«Et si nous voulions pouvoir enfin, peut-être inconsciemment, légitimer nos peurs et inconforts en constatant l’existence réelle d’un danger pour les femmes dans la société? Il y a ça aussi», poursuit Annie. Pas bête. Dans les plus infimes recoins de mon âme, j’aurai toujours peur des hommes, de la violence potentielle de quelques-uns à l’endroit des femmes et des personnes vulnérables.

Après tout, n’est-ce pas surtout aux jeunes filles qu’on répète de rentrer accompagnées quand tombe la noirceur? Pire, il arrive aussi que quelques esprits rétrogrades leur disent de s’habiller sans trop en montrer ou, le soir, dehors, de rester sous la lumière des réverbères, tout en essayant de ne pas trop attirer l’attention, en somme, de disparaître un peu pour ne pas disparaître totalement. Est-ce normal de devoir rester aux aguets ou de calmer sa voix intérieure quand la crainte d’être suivie survient? Sans compter les «suiveux» qui prennent un malin plaisir à susciter cette peur juste pour se donner ce pouvoir momentané de traquer sans attaquer. «Là, on ne parle que des femmes à l’extérieur. À travers les balados de crimes réels, on voit bien que beaucoup de femmes succombent aux mains d’hommes qu’elles connaissent à l’intérieur de leur propre maison!», observe Michèle.

Bien qu’en dehors de notre discussion, leur livre n’évoque pas à proprement parler ces analyses introspectives, revenant plutôt sur des cas marquants, il n’en demeure pas moins qu’il illustre entre les lignes à quel point les arcanes de la violence en tous genres témoignent aussi de notre époque. Les ressorts de cet attrait pour les crimes donnent aussi lieu à une immersion dans le réel, permettent une rencontre avec des questions fondamentales sur la nature humaine et celles soulevées par les transformations de notre existence sociale et politique.