La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

La drag queen Barbada au bûcher

Des élus de Saint-Laurent viennent d’annuler la savoureuse présence de la drag queen Barbada pour cause «d’inconfort» à l’heure du conte destinée aux enfants dans deux bibliothèques de leur arrondissement. Quelle sera la prochaine étape? Mettre des livres à l’index dans les bibliothèques scolaires?



D’aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais pu me faire raconter des histoires. J’ai un pouvoir de concentration limité, si bien qu’au bout de quelques minutes, je tombe dans la lune. «Youhou, Claudia, es-tu avec nous?», me lançaient mes enseignantes du primaire quand trop peu subtile, je regardais partout sauf droit devant. Tiens, un avion qui passe dans le ciel… Où peut-il bien aller? Et cette neige qui tombe dehors, y en aura-t-il assez pour faire un fort? Non, je n’ai jamais pu écouter longtemps, j’ai l’attention volage. Or, je vous garantis qu’il y en a une qui m’aurait gardée captive: Barbada. N’en déplaise aux élus de Saint-Laurent, qui viennent d’annuler la savoureuse présence de cette drag queen pour cause «d’inconfort» à l’heure du conte destinée aux enfants dans deux bibliothèques de leur arrondissement, dont le conseil est uniquement composé de membres du parti municipal Ensemble Montréal. Le pire, c’est que je ne suis même pas si étonnée.

Même avec la meilleure des volontés du monde nous n’arriverions pas à la cheville de cette poupée plus grande que nature faite d’expressions, de vécu, capable de créer de l’étonnement, de capter l’intérêt des minis, avec, de surcroît, 17 années d’expérience comme pédagogue. Photo: Facebook Barbada Potvin

Récemment, un ancien collègue de travail impliqué dans des programmations culturelles pour une municipalité m’avait téléphoné pour avoir mon avis sur cette Barbada qu’il ne connaissait pas et sur la proposition qu’on lui avait faite de la programmer dans les activités d’une bibliothèque publique. Il menait sa petite enquête, c’est légitime, mais j’avais été étonnée. Pas qu’on pense à la proposer aux petits, mais qu’on puisse questionner sa pertinence, son audace, sa… comment dire? Sa flamboyance? Son exubérance? La couleur de ses cheveux? Son maquillage? Vraiment? Il y a tellement pire sous notre nez, mais, bien sûr, certains craignent ce qui décoiffe et sort des sentiers battus. Au Moyen-Âge, on brûlait les sorcières pour des raisons similaires.

Il y a un clown fort étrange qui «sévit» librement auprès des enfants depuis plusieurs années dans les salons du livre de la province. Je le vois chaque fois dans son petit stand déglingué. Lui, je ne le présenterais pas à mes enfants. Une question de regard, de manière d’aborder les petits, d’aimer plus ou moins réellement les livres, d’être «chelou», comme disent les jeunes Français, dans ses habits impropres de clown bas de gamme. Mais Barbada!? Elle est bien trop formidable comme animatrice-lectrice-conteuse pour s’en priver où que ce soit ou pour douter de la finesse et du ton de ses performances. Je la préfère aussi à ceux qui suent au fond d’une mascotte en pensant amuser les jeunes et dont on ne voit jamais le visage. Je fais moi-même des lectures en bibliothèque depuis longtemps et je pense m’inspirer davantage de Barbada pour peaufiner mes prestations. Sébastien Potvin, qui se cache sous les robes de cette grande perche, est lui-même enseignant de musique au primaire.

Barbada est bien trop formidable comme animatrice-lectrice-conteuse pour s’en priver où que ce soit ou pour douter de la finesse et du ton de ses performances. Photo: Facebook Barbada Potvin

Venue à la garderie de fiston il y a deux ans, Barbada l’avait tant fait rigoler dans sa manière de raconter des histoires, de tourner les pages, d’interpréter des personnages, de prendre des poses, des accents, de faire des voix, bref de créer des atmosphères géniales pour cultiver l’amour de la lecture, qu’il m’en parle encore. Parce que c’est de cela qu’il est question ici: donner l’envie de lire aux enfants.

Barbada ne débarque pas en faisant la promotion de spectacles dans les cabarets du Village. Elle ne vante pas les plaisirs des mascarades ou du travestissement. Ce qui ne serait pas une tragédie pour autant. Barbada fait lire les petits. En français. Elle ne lit pas la Bible, le Coran, L’amant de Lady Chatterley ou Les dix petits… Elle lit des contes adaptés aux groupes d’âge qu’elle rencontre. Bon. Des histoires drôles, enjouées, qui donnent envie aux enfants d’être en harmonie avec leur nature, de respecter leur prochain dans leurs différences, etc. Une pierre deux coups donc: l’amour du livre et de son prochain. Et tant qu’à le faire, aussi bien que ça se passe avec flamboyance et générosité. C’est d’ailleurs pas mal plus excitant à la manière de Barbada que lorsque ce sont des adultes comme moi ou des bibliothécaires un peu plus fades qui s’y adonnent. Même avec la meilleure des volontés du monde nous n’arriverions pas à la cheville de cette poupée plus grande que nature faite d’expressions, de vécu, capable de créer de l’étonnement, de capter l’intérêt des minis, avec, de surcroît, 17 années d’expérience comme pédagogue. Qu’est-ce qu’on s’en fout de ses faux cils! Quelle sera la prochaine étape? Mettre des livres à l’index dans les bibliothèques scolaires? Certains États américains conservateurs le font. Est-ce qu’on peut enfin arriver en 2022 et cesser de penser que ce qui sort des conventions est transgressif? C’est priver les enfants du plaisir de se faire raconter des histoires dans le plaisir qui va finir par faire mal.