La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

Une histoire de jeunes, de langue française et de jouissance

«Sans être devineresse, j’estime que dans un peu moins de dix ans nous ne parlerons plus français à Montréal, voire au Québec.» Le lourd constat de Claudia Larochelle.



En vingt ans, il m’est souvent arrivé d’aller rencontrer des élèves d’écoles secondaires à Montréal et ses environs. Pour parler de mon travail. Des établissements privés comme publics. J’y ai même déjà enseigné. Juste avant Noël, une dynamique directrice du Collège Sainte-Anne, à Lachine, m’a invitée à venir présenter des livres susceptibles d’intéresser les ados dans un événement intitulé «Livres et chocolat». Je le souligne au passage parce que je trouve son idée géniale et, je l’espère, contagieuse. J’aime beaucoup les jeunes et je crois en eux, en leurs atouts, à ce qu’ils s’apprêtent à mettre en œuvre pour changer le monde. En mieux. L’environnement, la santé mentale, la diversité, le féminisme, l’ouverture sur le monde, ils ont tout dans leur besace, il me semble, pour que la Terre tourne plus rondement dans un futur imminent.

Ces quatre ou cinq dernières années, j’ai été stupéfaite de constater qu’ils se parlaient beaucoup en anglais. Dans les corridors et en classe. Pas que des expressions, non, des conversations entières. Toutes les enseignantes à qui j’en ai parlé m’ont répondu la même chose, que ça allait de mal en pis, et qu’elles avaient beau jouer à la «police du français», rien ne changeait. Sitôt qu’elles avaient le dos tourné, ça recommençait.

Si vous leur demandez s’ils aiment la langue française, il y a de fortes chances que ces élèves – toutes origines confondues – répondent oui. Sans même y réfléchir. Or, s’ils l’aiment bien et la considèrent, c’est sa défense qui n’est pas intégrée à leurs batailles. C’est peut-être faute de saisir l’ampleur de sa fragilité, son histoire aussi, avec celles et ceux qui l’ont façonnée et défendue. Or, cette inconscience reste à mon avis la démonstration présente la plus frappante du déclin et, éventuellement, de l’effacement de notre langue française, donc du cœur même de notre identité québécoise.

À ce rythme, sans être devineresse, j’estime que dans un peu moins de dix ans nous ne parlerons plus français à Montréal, voire au Québec. Photo: Depositphotos

10 ans avant l’extinction

À ce rythme, sans être devineresse, j’estime que dans un peu moins de dix ans nous ne parlerons plus français à Montréal, voire au Québec. Je ne suis pas alarmiste. Je n’exagère pas. Je n’ai jamais été aussi lucide. Jamais été aussi sérieuse.

Je connais pas mal d’auteurs et de journalistes qui devront bientôt suivre des cours d’anglais accélérés pour être en mesure de continuer à gagner leur vie. J’ai choisi ces deux métiers parce qu’ils sont liés à ma réalité, mais on pourrait imaginer pareil scénario dans tous les secteurs d’emplois au Québec. Combien de comédiens pourraient jouer juste en anglais? Combien d’animateurs de télé pourraient animer juste en anglais?

La culture québécoise s’américanisera pour devenir une culture canadienne comme les autres. L’accent aigu de «Québec» disparaîtra à tout jamais.

Si rien ne change pour renverser cette tendance, notre descendance racontera à ses enfants que leurs ancêtres parlaient français. On la commémorera dans le Quartier de la francophonie, lieu touristique imaginé jadis par une mairesse francophone de Montréal dont on n’arrivera pas à prononcer le nom. Certains plus flyés que les autres décideront peut-être de suivre des cours de français pour «faire original». Ça se placera bien dans une conversation de salon:

- Oh, you know what?

- No…

- Chelsie, my daughter, is learning french…

- Awwww, what a great idea! It was a beautiful language…

- …

Le destin du français ne repose évidemment pas que sur les épaules des ados québécois, ce n’est pas ce que je suis en train d’affirmer. Les jeunes sont nombreux, forts et forment l’avenir. Ce sont eux qui décideront de ce qu’ils feront de cette langue. Le rôle des adultes – et des dirigeants, il va sans dire –, c’est de mettre en place des mesures urgentes pour la revaloriser et la rendre enthousiasmante à leurs yeux.

Je sens le plaisir réel et sincère des jeunes à s’exprimer en anglais. Il y a un certain pouvoir à tirer aussi pour plusieurs de parler dans les deux langues, de passer de l’une à l’autre rapidement. Plusieurs grandes personnes adorent ça aussi. Tellement que lorsqu’un seul anglo débarque dans un souper de francos, tout le monde passe en mode Shakespeare. Et ce n’est pas que par politesse.

Il faut vite changer les perceptions, car il s’agit beaucoup de cela. Le français, c’est aussi une langue jouissive, belle, ludique, agréable «dans sa parlure». Tellement. C’est peut-être ça, le nerf de la guerre: trouver les filons les plus efficaces pour que tous la trouvent excitante à parler, à écrire et à entendre. Ce précieux et difficile équilibre entre la mise en place de règles claires pour la garder en vie et la valorisation de sa superbe est à trouver.

Au-delà des chicanes, des accusations, du mépris et de ce flot de violence généré, en ligne notamment, à la simple évocation de préoccupations liées à la sauvegarde du français. Les conséquences de son effacement total ne réjouiraient personne. Pas même ceux qui prennent le plus le Québec et sa culture unique en grippe.