La chronique Culture avec Claude Deschênes

Auteur(e)
Photo: Martine Doucet

Claude Deschênes

Claude Deschênes collabore à Avenues.ca depuis 2016. Journaliste depuis 1976, il a fait la majeure partie de sa carrière (1980-2013) à l’emploi de la Société Radio-Canada, où il a couvert la scène culturelle pour le Téléjournal et le Réseau de l’information (RDI). De 2014 à 2020, il a été le correspondant de l’émission Télématin de la chaîne de télévision publique française France 2.On lui doit également le livre Tous pour un Quartier des spectacles publié en 2018 aux Éditions La Presse.

Voyage au pays de Riopelle

Si les œuvres de Jean Paul Riopelle étaient dotées d’une puce de géolocalisation, on serait ébahi de les voir autant se promener sur les routes du Québec en cette année de son centenaire. Il y a des expositions Riopelle aux quatre coins du Québec. Lundi dernier, plusieurs tableaux du peintre ont convergé vers Montmagny en prévision de l’exposition Mon cher Jean Paul, qui sera présentée à la bibliothèque municipale du 16 juin au 17 septembre. J’ai eu le privilège d’assister au rituel du déballage en présence des prêteurs.



Ce qu’on connaît du travail de Jean Paul Riopelle, c’est généralement ce que nous présentent les musées, c’est-à-dire les tableaux grand format hors de prix des grandes collections institutionnelles. Mais il existe aussi une quantité impressionnante d’œuvres de moindre dimension qu’on n’a jamais vues, car leurs propriétaires les gardent jalousement dans l’intimité de leur foyer.

L’artiste Jean Côté présente son Riopelle aux autres collectionneurs qui, comme lui, ont prêté des œuvres pour l’exposition «Mon cher Jean Paul.» Photo: Claude Deschênes

Devant quelques-uns de ces collectionneurs, réunis à Montmagny, il fallait voir Jocelyn Landry, directeur de la bibliothèque municipale, retirer précautionneusement le papier bulle qui protégeait les tableaux, et les hisser avec ses gants blancs comme des trophées.

Dans une atmosphère à mille lieues de la rigidité des cercles des connaisseurs, chaque prêteur présent y est allé d’un petit laïus pour raconter l’attachement à leur trésor.

Champlain Charest et Jocelyn Landry (avec ses gants blancs). Photo: Claude Deschênes

Le plus connu d’entre eux n’était nul autre que Champlain Charest. Oui, oui, le mythique Champlain Charest a fait, à 92 ans, le trajet des Laurentides aux Appalaches pour venir livrer son prêt en personne. Celui qui aime à dire qu’il a ramené Jean Paul Riopelle au Québec parce qu’il avait un avion a captivé l’attention des convives, comme la Bête lumineuse dans une forêt. Le dernier des grands compagnons de route de Riopelle nous a nourris de sa mémoire phénoménale.

Parce que l’exposition s’intitule Mon cher Jean Paul, clin d’œil au chant de bonne fête créé par Gilles Vigneault, il y aura aussi des œuvres qui rendent hommage au jubilaire.

J’ai déjà parlé en février de Fleurs pour Jean Paul, une technique mixte, acrylique et pastel, qu’Huguette Vachon avait offerte à son amoureux en 1995.

Fleurs pour Jean-Paul, Huguette Vachon, 1995. Technique mixtePhoto: Claude Deschênes

On verra aussi un très beau portrait de Riopelle en noir et blanc, exécuté par Jean Larue. L’ancien juge a rappelé comment, alors qu’il était avocat-criminaliste, il a aidé le peintre à dénouer une affaire de faux tableau.

Portrait de Riopelle exécuté par Jean Larue. Photo: Claude Deschênes

Des anecdotes autour de Riopelle, ça ne manque pas. Huguette Vachon en a des tonnes à raconter, comme on a pu le constater dans son livre Jean Paul - Fenêtres intimes paru chez Leméac. Plus tôt dans la journée, les collectionneurs-prêteurs, le maire de Montmagny, Marc Laurin, le député local, Mathieu Rivest, et quelques journalistes, ont eu droit au récit fabuleux de la réalisation de la fresque monumentale L’Hommage à Rosa Luxemburg en 1992.

Le cadre ne pouvait être mieux choisi pour se faire raconter l’histoire de ce triptyque qui, rappelons-le, fait plus de 40 mètres de long dans sa présentation au Musée national des beaux-arts de Québec.

La Corporation de la Bibliothèque de Montmagny avait réservé pour ce faire le bateau le Vent des îles. Le bateau de la compagnie Croisières Lachance nous a menés sur le fleuve, du port de Berthier-sur-Mer jusqu’à l’Île-aux-Oies. Toute une ride!

Le bateau le Vent des îles, de la compagnie Croisières Lachance, nous a menés sur le fleuve, du port de Berthier-sur-Mer jusqu’à l’Île-aux-Oies. Photo: Claude Deschênes

À destination, les moteurs se sont tus et, bercée par les vagues, Huguette Vachon a raconté les conditions extrêmement difficiles dans lesquelles son conjoint a réalisé sa fresque.

«C’était en novembre, dans les jours qui ont suivi la mort de Joan Mitchell. Il a travaillé pendant deux mois à la petite chaleur du poêle à bois. Le toit coulait. Un jour, de l’eau est tombée sur une partie du rouleau sur lequel il y avait de la peinture à l’eau par-dessus un fond de peinture d’auto. Les gouttes ont délayé ce qu’il avait peint. Un accident qui a finalement ravi Jean Paul. Au début, il travaillait sur les rouleaux qu’on lui avait apportés sans se donner de limite d'espace, mais, un jour, il a décidé de peindre par sections, craignant de ne pas arriver à compléter son projet. Il déroulait donc la toile au fur et à mesure pour avoir des sections de la largeur de la table. Cela lui permettait de travailler plus à son aise. Un peu avant Noël, on a quitté l'atelier en panique, malades à force d’avoir froid, de manger peu, et… de boire du Harfang des neiges.»

Il faut vraiment se trouver au milieu du fleuve pour mesurer l’ampleur du défi qu’a représenté le rapatriement des trois rouleaux et des sections de la fresque abandonnés là à la fin de l’année 1992. Lundi 29 mai, il fallait une tuque et un polar pour supporter le froid et le vent. Imaginez le climat en février!

Huguette Vachon au micro. Photo: Claude Deschênes

Redonnons le micro à Huguette Vachon:

«En février 1993, j’ai dit à Jean Paul: "Qu’est-ce que tu dirais que j’aille chercher Rosa?" Il m’a répondu: "Je n’attendais que ça, Huguette!" Je suis donc partie sans lui pour l’Isle-aux-Grues, sachant très bien qu’il faudrait avoir recours à la motoneige pour atteindre l’Île-aux-Oies. Rendue là, il m’a fallu repartir une attisée pour réchauffer la maison et arriver à détacher, sans les abîmer, les petites sections de la fresque fixées aux poutres. Quand je suis revenue avec les trois rouleaux et les sections emballés dans des feutres, il a pleuré de joie.»

Parle, parle, jase, jase, il fallait bien revenir sur nos pas. Les gens de la mer savent que c’est la marée qui décide de l’horaire.

En route, le capitaine du bateau, Jean-François Lachance, a également pris le micro. Il a expliqué aux passagers le caractère très spécial du fleuve à la hauteur de Montmagny. Les marées y sont parmi les plus importantes, avec des courants tellement forts que le fond marin ne cesse jamais d’être en suspension. Cela explique la couleur brune du fleuve.

Le capitaine du bateau, Jean-François Lachance. Photo: Claude Deschênes

Jean-François Lachance fait partie d’une dynastie de pilotes de bateaux. Ça fait 175 ans que les Lachance sillonnent le Saint-Laurent. C’est lui qui est aujourd’hui à la tête de l’entreprise familiale Croisières Lachance, qui organise différentes sorties sur le Saint-Laurent, notamment une expédition qui mène à Grosse-Île. Ce lieu historique national de Parcs Canada entretient la mémoire de ce qui a été la porte de l’immigration au Canada, et qui a servi de station de quarantaine pour le port de Québec pendant plus d’un siècle, de 1832 à 1937. Une visite que je ne manquerai pas de faire lors de mon prochain séjour dans la région de Chaudière-Appalaches.

Je serais très curieux de descendre aussi à l’île au Canot, une des 21 îles de l’archipel de l’Isle-aux-Grues. J’aimerais bien y rencontrer le maître des lieux. À 76 ans, François Lachance, le père de l’autre, passe sa retraite à s’occuper de l’île qui l’a vu naître, tout en gardant un œil sur ce fils à qui il a cédé la barre.

Dans la timonerie, j’ai demandé au capitaine si la relève était assurée chez les Lachance. Pour le moment, aucun de ses enfants n’a envie de faire ce métier exigeant qui demande une connaissance très fine de la navigation.

«Les cartes sont peu précises et les fonds, changeants, avec les marées qu’on a; même la Garde côtière ne s’aventure pas ici pour faire des sauvetages. L’été, les heures sont longues. Les jeunes n’ont pas d’appétit pour ça. Je ne fais pas de pression. Il faut la passion pour piloter des bateaux.»

Notre autre guide à bord, Jocelyn Landry, n’a pas d’expertise en navigation, mais en bon natif du coin, il en connaît parfaitement la flore et la faune. Il nous en a fait la démonstration dans ce qui était la première sortie de la croisière Dans le sillage de Riopelle.

Notre autre guide à bord: Jocelyn Landry. Photo: Claude Deschênes

Jocelyn, qui a connu Riopelle à l’époque où, jeune, il baguait les oies à l’Isle-aux-Grues, attire votre attention sur les multiples détails que recèle cet immense paysage. Grâce à son œil aguerri, j’ai vu un aigle à tête blanche! En bon directeur de la bibliothèque, il émaille également son propos de suggestions de livres sur le fleuve et la région.

Si ça vous intéresse, cette croisière thématique de trois heures sera reprise le 2 septembre.

Arrêt au Musée maritime du Québec

Tant qu’à être dans la région, il faut prolonger l’expérience de la mer en s’arrêtant au Musée maritime du Québec à L’Islet. Ce que j’ai fait mardi.

J’y étais allé dans les années 1990, quand mon fils était petit. Comme ce musée a grandi depuis!

Le Musée maritime du Québec à L’Islet. Photo: Claude Deschênes

Il y a toujours sur le site extérieur trois impressionnants bateaux, dont deux qu’on peut visiter de la cale à la cabine de pilotage. J’avais oublié à quel point l’hydroptère Bras d’Or était un navire spécial, avec ses ailes qui lui permettaient d’atteindre des vitesses record. Conçu en pleine guerre froide pour la Marine canadienne dans les années 1960, il a été retiré de la circulation assez rapidement malgré qu’il ait représenté à l’époque une avancée technologique importante.

Il est possible de visiter deux des trois bateaux qui sont sur le site extérieur du musée. Photo: Claude Deschênes

L’an dernier, le parc fluvial où se trouvent les bateaux et l’exposition d’ancres a été complètement réaménagé par les architectes de Pratte Paysage de Saint-Roch-des-Aulnaies. Le résultat est magnifique avec ses sentiers, ses places, ses panneaux d’interprétation renouvelés, et ses bancs publics judicieusement placés. On peut même s’allonger sous le Bras d’Or.

On peut même s’allonger sous le Bras d’Or! Photo: Claude Deschênes

Le Musée est aussi très de son temps, avec deux nouveautés technos. On nous offre de faire une plongée virtuelle dans le fleuve à la recherche de vestiges liés au naufrage du Scotsman, survenu sur le fleuve Saint-Laurent en 1846. Avec notre casque Occulus, on s’immerge dans l’épave du bateau, qui repose au large de Rimouski, grâce à une reconstitution 3D d’images captées par Super Splendide, une firme spécialisée en réalité virtuelle, et l’Institut de recherche en histoire maritime et archéologie subaquatique. L’expérience dure 15 minutes.

À l’extérieur, le photographe Jean-Sébastien Veilleux nous invite pour sa part à une expérience de réalité augmentée, militante. L’artiste a intégré à la borne de son œuvre ESPACEment des centaines de photos de citoyens sur le thème de la pollution du fleuve, pour nous faire prendre conscience des dangers que le plastique fait peser sur le Saint-Laurent.

Le photographe Jean-Sébastien Veilleux et son œuvre ESPACEment. Photo: Claude Deschênes

Pour les nostalgiques des voitures d’eau et autres types d’embarcations qu’on voit de moins en moins voguer sur le fleuve, il y a l’incontournable Chalouperie. Dans ce grand hangar en bois, on expose une grande variété d’embarcations, du brick à la verchère, en passant par différentes déclinaisons du canot.

Dans un grand hangar en bois, on expose une variété d’embarcations, du brick à la verchère, en passant par différentes déclinaisons du canot. Photo: Claude Deschênes

J’ai aussi constaté que la collection de maquettes de bateaux a pris de l’ampleur avec les années. Un autre must.

La collection de maquettes de bateaux a pris de l’ampleur avec les années. Photo: Claude Deschênes

Bref, le Musée maritime du Québec est un lieu où on peut passer beaucoup de temps. On a pensé aux familles, avec des activités ludiques qui rendront le séjour inoubliable pour les enfants. Les forfaits offerts sont très économiques.

Un dernier mot, sur la gastronomie. La région de Chaudière-Appalaches a fait des pas de géants en cette matière. En 2001, la Fromagerie de l’Isle-aux-Grues a lancé le bal avec la mise en marché de son Riopelle, premier fromage artisanal triple crème produit au Québec. Depuis, des producteurs installés à Cap-Saint-Ignace, Montmagny, L’Islet, Saint-Jean-Port-Joli, Sainte-Lucie-de-Beauregard ne cessent d’explorer de nouveaux créneaux. Fromages, cidres, viandes de toutes sortes, petits fruits comme l’argousier, on travaille le produit avec originalité. J’ai goûté un smoked-meat d’agneau, de la terrine de chevreau, du jerky de bœuf Angus.

Le soir venu, à l’excellent restaurant de l’hôtel L’Oiselière, les collectionneurs et journalistes s’entendaient tous pour dire qu’ils n’avaient pas regretté un instant d’avoir fait le déplacement. Je vous dis que ça jasait autour de la table! Passionnant d’entendre les commentaires à propos de la pièce Projet Riopelle de Robert Lepage, que plusieurs avaient vue. Dans le cas de certains, ils sont même des personnages de la pièce!

J’ai bien peur qu’on n’ait pas assez de 2023 pour tout dire sur Riopelle!