La chronique Culture avec Claude Deschênes

Auteur(e)
Photo: Martine Doucet

Claude Deschênes

Claude Deschênes collabore à Avenues.ca depuis 2016. Journaliste depuis 1976, il a fait la majeure partie de sa carrière (1980-2013) à l’emploi de la Société Radio-Canada, où il a couvert la scène culturelle pour le Téléjournal et le Réseau de l’information (RDI). De 2014 à 2020, il a été le correspondant de l’émission Télématin de la chaîne de télévision publique française France 2.On lui doit également le livre Tous pour un Quartier des spectacles publié en 2018 aux Éditions La Presse.

Suggestions lecture: deux hommes et une avenue

Pendant les Fêtes, je me suis fait le cadeau de la lecture. Comme l’an dernier, j’ai profité de cette période pour lire des livres que j’avais gardés pour ce moment d’accalmie qui permet de prolonger les heures à bouquiner. J’ajoute maintenant au plaisir de les avoir lus, celui de vous en parler. Il y en a trois, et ils ont en commun de raconter des parcours fascinants et d’avoir été écrits par des auteurs qui ont Radio-Canada dans leur ADN: Guy Fournier (Jamais deux sans moi), Stanley Péan (Michel Donato. Bleu sur le vif) et Yves Desjardins (L’avenue du Parc et son histoire).


Jamais deux sans moi, Guy Fournier, en collaboration avec Pierre Huet. Les éditions du Journal

Guy Fournier se passe de présentation. On peut dire qu’il fait partie du paysage depuis toujours. Il est quand même né en 1931! En plus, jusqu’au 23 mars 2023, date du décès de son frère jumeau, il venait un peu en double puisque Claude et Guy ont été monozygotes pendant 91 ans, neuf décennies à ressentir, apparemment, les mêmes bobos en même temps et à laisser leurs marques dans la culture québécoise. De là le titre du livre, Jamais deux sans moi, dont la dédicace, de Guy à Claude, se termine par: «On s’est toujours copiés.»

Guy Fournier a longtemps procrastiné par rapport à cette autobiographie. C’eût été dommage qu’il ne l’écrive pas, et on doit à l’auteur Pierre Huet d’avoir largement contribué à l’accouchement de ce livre qui est un essentiel pour comprendre le Québec, de la grande noirceur à notre époque redevenue frileuse, autrement. Ce livre nous promène dans toutes les villes où Fournier a eu un toit: Waterloo, Chambly, Saint-Hyacinthe, Granby, Sherbrooke, Trois-Rivières, Montréal, Westmount, Outremont, L’Île-des-Sœurs, Paris, et le chalet de Saint-Paul-d’Abbotsford, si propice à la baignade à poil.

Comme ils ont dû se marrer, Fournier et Huet (quand même ancien rédacteur en chef du magazine satirique CROC!), à enfiler les perles de ce chapelet d’anecdotes que ce livre de 433 pages recèle!

Comptez sur l’esprit libre et fantasque de Guy Fournier pour dire les choses sans filtre, après tout, n’a-t-il pas été pendant 20 ans le chroniqueur humoristique du magazine Perspectives (un million d’exemplaires distribués chaque semaine!), dans lequel il s’est fabriqué un personnage cartoonesque capable de tout dire et même son contraire?

Comme de nos jours on a perdu l’habitude de la parole libre, tant de désinvolture et de candeur peuvent être par moments décoiffant. Vous aurez toute la panoplie de ses frasques sexuelles. Des premières pollutions nocturnes à ses adultères répétés, en passant par sa circoncision et les curés qui, au collège, ont la main baladeuse sous ses culottes courtes.

Guy Fournier est résolument un homme à femmes. On lui attribue cinq conjointes officielles (Louise, Aimée, Louise 2 [Deschâtelets], Alba et Maryse; il parle de chacune d’elles en détail) et de très bonnes amies, dont Judith Jasmin et Anne Hébert. J’ai cependant perdu le compte de ses conquêtes extra-conjugales. Du haut de ses 5 pieds 4 pouces et demi, cet homme est un tombeur, d’un modèle d’autrefois. Si l’on se fie à ses dires, il a bénéficié de la complicité des femmes de son époque, bien consentantes à répondre à ses avances.

En fait, beaucoup de gens l’ont pris d’affection. Sa vie est parsemée d’amitiés avec des gens aussi différents que Michel Chartrand, Jean-Jacques Bertrand, Pierre Laporte, René Lévesque, Pierre Elliot Trudeau.

Au fil des pages, on sera d’ailleurs constamment surpris de voir où les relations, les contacts, les amitiés vont l’amener.

Imaginez un instant que le même Guy Fournier sera dans sa vie en contact régulier avec le premier ministre Maurice Duplessis, scripteur des émissions spéciales lors de la première visite de la reine Élisabeth au Canada, à l’origine de La boîte à surprises, producteur du film Fantastica de Gilles Carle (il se retrouve au bras de Jeanne Moreau à l’ouverture du Festival de Cannes en 1980), membre d’un comité fédéral pour la réforme de la police fédérale (RCMP), président fondateur de l’Institut québécois du cinéma (l’ancêtre de la Société de développement des entreprises culturelles [SODEC]), auteur de plusieurs téléromans qui font des millions de cotes d’écoute (Jamais deux sans toi, Peau de banane, Ent’Cadieux), fondateur de Télévision Quatre Saisons (TQS), président du conseil d’administration de Radio-Canada. Et je n’ai même pas fait le tour de tout ce à quoi il a touché.

Guy Fournier revient sur chacune des étapes de sa vie avec une mémoire redoutable. On réalise alors combien il a donné à la société, notamment à l’industrie culturelle québécoise.

Il ne se gêne pas pour étayer ses histoires de détails qui malmènent au passage des réputations souvent bien lisses. Des exemples? La férocité de l’opposition de Claude-Henri-Grignon, Pierre Dagenais et Jean Desprez lors de la grève des réalisateurs de Radio-Canada. Le côté trublion et bambocheur de Pierre Nadeau et Jacques Fauteux pendant les trois mois de la couverture de la visite de la reine en 1959. Le caractère irascible d’Angèle Coutu, qui refuse systématique d’embrasser son partenaire Jean Besré dans Jamais deux sans toi. L’intransigeance de son amie la tapissière Micheline Beauchemin dans un combat qu’elle mène contre Hydro-Québec où il compte des amis haut placés, notamment Roland Giroux, qui a signé le fameux contrat avec Terre-Neuve. D’ailleurs, Guy Fournier ne manque pas de rappeler qu’il est l’auteur du fameux slogan «On est hydroquébécois!».

L’homme au franc-parler ne s’épargne pas non plus. Il admet ses torts, avoue ses échecs, concède ses excès, confie avoir souvent pleuré sa vie avant de repartir pour de nouvelles aventures qui souvent lui ont coûté très cher. Mais bon, il ne semble pas trop avoir manqué d’argent, sauf dans son enfance (on oublie à quel point le Québec a été pauvre). D’ailleurs, il est très rare qu’une vedette soit aussi transparente par rapport aux mirobolants cachets payés à la télévision.

Ce n’est cependant pas comme président du conseil de Radio-Canada qu’il s’est mis riche. Les émoluments pour cette fonction sont ridiculement bas et il quittera son poste après quelques mois seulement, au cœur d’une controverse qui fait l’objet du dernier chapitre. À lire sa version du cacagate, on comprend l’aigreur qu’il conserve pour le diffuseur public à qui il a pourtant beaucoup donné durant sa vie.

L’ouvrage se termine par un post-scriptum à ses fils, car la vie lui a aussi donné deux enfants, et une série de remerciements à ceux qu’il appelle «ses créanciers», ces gens à qui il doit beaucoup. Encore une fois, la liste est étourdissante. De Janette Bertrand à l’humoriste Julie Caron, en passant par le docteur Chicoine, les Claude Charron, Guy Cloutier, sœur Nicole Fournier (Accueil Bonneau) et sœur Angèle. Au fait, l’ouvrage compte quelques recettes, parce que monsieur a aussi passé beaucoup de temps dans sa vie à cuisiner. Ses livres de recettes ont été de grands succès d’édition.

Soixante-quinze ans après ses débuts au journal Le Canada, Guy Fournier est toujours présent dans les médias. Il signe une chronique dans le Journal de Montréal qui crée souvent la controverse. Connaissant l’homme, comment peut-il en être autrement? À cause de ses écrits, certains s’empêcheront de lire son autobiographie. Ostin de bœuf! Moi qui ai lu Jamais deux sans moi, je peux dire qu’ils ne savent pas de quoi ils se privent. Ce livre, à lire sans œillères, est divertissant à souhait.

Michel Donato. Bleu sur le vif, Stanley Péan, Éditions Mains libres

Il est grand, le mystère de la contrebasse. Voilà un instrument qui, en dépit de sa taille, peut passer inaperçu dans l’orchestre. Pourtant, son rôle est capital.

«La contrebasse est le pouls de l’orchestre, comme le cœur pour l’humain», a déjà dit en entrevue Michel Donato, le grand contrebassiste québécois à qui l’animateur et écrivain Stanley Péan consacre une costaude biographie aux Éditions Mains libres (Michel Donato. Bleu sur le vif).

Quand Donato ajoute: «lorsque la contrebasse s’arrête, tout est fini, c’est la mort», ce n’est pas par vantardise, mais une métaphore qui rappelle le jour où son propre cœur a failli le lâcher.

Le livre commence d’ailleurs avec cet accident cardiaque survenu à Provincetown au Massachusetts en 2000. C’était le premier été depuis de nombreuses années qu’il manquait le Festival international de jazz de Montréal (FIJM) où il a été, depuis la fondation de l’événement en 1980, un pilier indispensable.

Le rythme est donné. Pendant 428 pages, on voyagera à travers les deux temps de sa vie. Avant et après son bogue de l’an 2000 personnel. Ces années où il apprend et s’échine à sortir le meilleur de ce bétail d’instrument, et ces autres années à réapprendre à pincer les cordes de «la Chose», comme il appelle sa contrebasse, lui qui a momentanément perdu la force pour la faire vibrer.

Michel Donato est de descendance italienne (de la première vague, 1875-1922). Né à l’été 1942, il tombe jeune dans la potion magique. Son père, Roland, est musicien. C’est donc naturellement qu’il se trouve à jouer dans des orchestres avec, dès le début, un béguin pour le plus gros instrument du band, celui capable d’être à la fois rythmique et harmonique, et le jazz, cette musique qui fait si bien entendre son son unique.

Il y a l’expression «c’est en forgeant qu’on devient forgeron», il en va de même pour la contrebasse. Donato accepte toutes les occasions de jouer pour découvrir les infinies possibilités de son instrument.

Et dans une ville comme Montréal, ce ne sont pas les scènes qui manquent pour exercer son pizzicato. Il devient un incontournable des boîtes de jazz, mais aussi des studios d’enregistrement et de télévision. Il met sa dextérité sur les cordes au service d’une variété incroyable d’émissions (Jeunesse oblige, Jazz en liberté, Jazz sur le vif) et d’artistes: Ginette Reno, Fernand Gignac, Diane Dufresne, François Dompierre, Félix Leclerc, Diane Tell (la contrebasse sur la chanson Gilberto, c’est lui). Il accompagne même Charles Aznavour et Michel Legrand lors de leurs longues tournées au Québec.

En ce qui a trait aux engagements plus spécifiquement jazz, qui ont été l’essentiel de sa carrière, il donnera le rythme à une multitude de grosses pointures, qu’on pense à Oscar Peterson, avec lequel il a joué à travers le monde, Bill Evans, Toots Thielemans, et tous les barons canadiens du jazz, Oliver Jones, Vic Vogel, Guido Basso, Lorraine Desmarais, etc.

Si je limite mes énumérations, c’est par manque d’espace, un dilemme que Stanley Péan n’a pas, les éditeurs lui ayant offert le luxe d’aller dans le détail (l’index des noms cités compte à lui seul 19 pages).

La cadence que Michel Donato maintient toute sa vie durant est hallucinante. Ne reculant pas devant le défi que cela représentait, Péan nomme tous les musiciens qui ont joué avec Donato, comme il le fait dans ses présentations de disques à ses émissions Quand le jazz est là et La boîte de jazz sur ICI Musique, la radio musicale de Radio-Canada. Et il répertorie aussi toutes ses gigs en carrière.

Cela confère une dimension très référentielle au livre, un peu pointue pour les personnes moins familières avec le jazz, mais qui donne la mesure de l’immense contribution que Michel Donato a apportée à la musique québécoise et canadienne.

À travers cette montagne de notes, l’auteur réussit quand même, grâce à des entrevues et une recherche exhaustive dans les archives des médias canadiens, à tracer le portrait de cet instrument si particulier et du virtuose que Michel Donato est devenu en en jouant si souvent.

Stanley Péan écrit d’abord: «Bon nombre de mélomanes ne soupçonnent pas la quantité d’efforts à fournir pour produire ne serait-ce qu’une seule note à la contrebasse… Les notes elles-mêmes naissent avec peine… elles le font avec un bruit sourd tenant tour à tour du gémissement ou du bourdonnement.»

Son élève Guillaume Bouchard (parce que Donato a aussi enseigné à l’université) renchérit: «Le jeu de contrebasse n’est pas affaire d’ego, le contrebassiste n’est pas là pour faire la star. Il est plutôt là pour rendre service…»

Alors qu’André Ménard, cofondateur du FIJM, le plus grand festival de jazz au monde, y va de cette déclaration:

«Ce que j’admire le plus chez Donato, c’est sa rigueur et sa discipline en acier inoxydable. Il connaît toutes les pièces dans toutes les tonalités, ce qui est phénoménal et extrêmement rare chez les musiciens.»

Et Ginette Reno de conclure: «Il fait partie de ces légendes de la contrebasse qu’on écouterait pendant des heures… c’était presque péché d’oser chanter par-dessus ce qu’il jouait.»

Il y a dans ces quelques citations, et dans tout le livre du reste, tout ce qui fait la grandeur de Michel Donato, ce musicien est un géant dans sa discipline. Comme la contrebasse, un géant discret, mais néanmoins vital à la musique. Un bleu sur le vif!

L’avenue du Parc et son histoire. Témoin privilégié de la diversité montréalaise, Yves Desjardins, Septentrion

Un livre sur l’avenue du Parc! Après son essai Histoire du Mile End, paru en 2017, le journaliste et historien Yves Desjardins nous offre maintenant de parcourir les 5,7 km (de la rue Sherbrooke à la rue Jean-Talon) de cette artère montréalaise qui existe depuis 140 ans. Pour quiconque s’intéresse à Montréal, cet ouvrage procure une véritable odyssée dans le temps.

D’hier à aujourd’hui, l’histoire de cette rue est parsemée d’embûches, peuplée d’acteurs qui la veulent contre ceux qui ne la veulent pas, ou la veulent autrement.

C’est ainsi que l’historien nous fait vivre les différentes incarnations de cette artère qui doit son nom, Park Avenue, à la première vocation souhaitée: une avenue qui mène au parc du Mont-Royal, ce lieu de villégiature aménagé par Frederick Law Olmsted et inauguré en 1876.

De chemin de plaisance bordé de résidences luxueuses à ses débuts, Park Avenue deviendra rapidement, par son lien direct avec le bas de la ville (après tout, elle est le prolongement de la rue De Bleury), une artère très achalandée qui voit même ses premiers tramways électriques apparaître en 1892.

Malgré les crises économiques, les guerres, les épidémies, les changements de gouvernement, l’avenue du Parc ne cesse jamais d’avancer plus au nord, jusqu’à la construction de la gare Jean-Talon en 1931. Terminus! La rue finit là.

Si vous pensez qu’il y a beaucoup de travaux à Montréal de nos jours et que le développement se fait souvent dans une suite de pas en avant et de reculs, eh bien, c’était pareil avant.

La recherche faite par Yves Desjardins est exemplaire. Il extrait des journaux de toutes les époques tous les faits pertinents qui ont concerné l’avenue du Parc: les débats, très nombreux, sur la circulation automobile, les querelles de zonage successives, les multiples changements sociodémographiques que la rue a connus (elle a été habitée successivement par les Anglais, les Juifs, les Grecs), sa place dans l’écosystème culturel (abritant des lieux mythiques comme le Regent, le Rialto et le Club Soda).

On prend un immense plaisir à se faire raconter la vocation militaire de ce qui est aujourd’hui le parc Jeanne-Mance, à lire la manière dont les promoteurs immobiliers vantaient la qualité de vie sur l’avenue du Parc (meilleure qu’à Westmount, clamaient-ils!), et à comparer les nombreuses sagas concernant le tramway sur du Parc avec celles de Québec.

On réalise aussi qu’on a échappé à quelques désastres, comme la destruction du quartier Milton-Parc et le changement de nom pour avenue Robert-Bourassa (cette suggestion faite par le maire Gérald Tremblay avait soulevé un tollé en 2006).

Yves Desjardins a travaillé à Radio-Canada pendant 34 ans, dont plusieurs années comme chef de pupitre du Téléjournal. Inutile de dire qu’il sait établir des faits. Ses textes, d’une grande clarté, sont agréables à lire. Et en homme de télévision, il n’a pas oublié l’importance de l’image. Son ouvrage est abondamment illustré.

Quelle surprise de voir que mon Provigo, angle Sherbrooke et du Parc, a jadis été un concessionnaire Ford, de revoir l’horreur sans nom qu’a été l’échangeur des Pins, et à quoi ressemblait le fameux Palais de cristal, situé au coin de Mont-Royal, détruit par le feu en 1896, comme tant d’autres édifices qui ont eu pignon sur cette artère.

En plongeant dans ce livre, j’ai eu l’impression de me retrouver dans un magasin de bonbons tellement il regorge d’informations du genre que j’aime savoir sur Montréal. J’ai par exemple enfin su à quoi les toponymes Parc-Extension et Annexe font référence. Je vous laisse le découvrir en lisant le livre à votre tour, et je vous assure que ce ne seront pas les seules découvertes que vous ferez. Vous constaterez même que l’histoire bégaye, et vous en serez peut-être plus indulgent par rapport au développement actuel de Montréal.