La chronique Culture avec Claude Deschênes

Auteur(e)
Photo: Martine Doucet

Claude Deschênes

Claude Deschênes collabore à Avenues.ca depuis 2016. Journaliste depuis 1976, il a fait la majeure partie de sa carrière (1980-2013) à l’emploi de la Société Radio-Canada, où il a couvert la scène culturelle pour le Téléjournal et le Réseau de l’information (RDI). De 2014 à 2020, il a été le correspondant de l’émission Télématin de la chaîne de télévision publique française France 2.On lui doit également le livre Tous pour un Quartier des spectacles publié en 2018 aux Éditions La Presse.

Le livre Pointe-à-Callière. Inventer un musée, un beau conte à la manière de Francine Lelièvre

Il y a tant de belles histoires à raconter sur Montréal. Celle de la création de Pointe-à-Callière, Cité d’archéologie et d’histoire attendait son tour depuis 30 ans. Et qui de mieux que sa fondatrice et dirigeante pendant trois décennies pour nous faire le récit de cette aventure fabuleuse? En cette année du 30e anniversaire du musée chouchou des Montréalais, Francine Lelièvre publie un ouvrage qui est à la fois somme, legs et mémoires. Le livre qu’elle nous met entre les mains est comme une belle grande exposition de 238 pages richement documentée de ses souvenirs et abondamment illustrée.



Parce que l’auteure du livre dont il est question ici s’appelle Lelièvre, permettez en commençant une analogie avec la fable Le lièvre et la tortue. En effet, il y a quelque chose du conte de Jean de La Fontaine dans l’histoire de la création de Pointe-à-Callière. Ce musée a été bâti au début des années 1990, dans un empressement qui ressemble à celui du lièvre, mais il est arrivé à point, le 17 mai 1992, grâce aux qualités de la tortue qu’incarne Francine Lelièvre.

Ce projet a bénéficié de la persévérance, de la minutie, de la sagesse, du flair d’une femme qui s’est révélée avoir l’étoffe d’une bâtisseuse quand elle s’est attelée à ce projet casse-cou.

Imaginez un instant, en 1987-1988, l’administration municipale commence à penser aux célébrations du 350e anniversaire de Montréal. Les nouveaux élus de l’équipe Doré veulent un legs important dans le Vieux-Montréal. Ce quartier, habité d’à peine 2 000 personnes, et qui ressemble à un gruyère dont les trous sont occupés par des stationnements, a besoin d’un électrochoc.

Francine Lelièvre participe à la réflexion sur la forme à donner à ce legs. Toutes les parties prenantes se rallient autour de l’idée de faire un musée d’histoire qui dira d’où on vient. Et pourquoi pas le construire au-dessus des vestiges historiques découverts lors de fouilles archéologiques récentes: la pointe à Callière et la place Royale?

Photo: Réjean Martin, © Pointe-à-Callière, Cité d'archéologie et d'histoire de Montréal

Le go est donné le 24 novembre 1989, avec une enveloppe de 27,5 millions de dollars. Ouverture prévue le 17 mai 1992, jour de l’inauguration des festivités du 350e de Montréal. Faites le calcul, la fenêtre pour faire sortir le musée de terre est de 30 mois. La SIMPA (Société immobilière du patrimoine architectural), que dirige Clément Demers, agira comme maître d’œuvre, et Francine Lelièvre, comme chargée de projet.

Tout un sprint en vue, mais chaque fois que Lelièvre rencontrera un obstacle, il lui suffira de s’en remettre à la mission et au plan de match, élaborés dans le moindre détail, pour continuer d’avancer.

Le récit qui nous est fait de ce marathon se lit de manière haletante. Tout y passe: la constitution des équipes, le partage des tâches, l’esquisse des plans, les nouvelles fouilles archéologiques à faire, les ententes à signer, le développement du contenu des expositions, la rédaction du plan de communication, etc. Tout ça en respectant un budget… serré.

Chantier de construction du musée dans le secteur de l'Éperon, 1991. Photo: Madeleine Marcil © Pointe-à-Callière, Cité d'archéologie et d'histoire de Montréal

Francine Lelièvre ne lésine pas sur les détails pour démontrer l’ampleur du casse-tête. Par exemple, comment construire un bâtiment neuf par-dessus des fondations fragilisées par le temps et les vestiges d’un cimetière qui a plus de 300 ans? Sur pilotis, comme à Venise. Ainsi, le musée, conçu par l’architecte Dan Hanganu, flottera au-dessus des fondations de Montréal. Mais comment protéger ces vestiges pendant qu’on coule le béton pour les piliers qui soutiennent l’ouvrage et les étages supérieurs? En ensablant le site des fouilles, qu’on désensablera une fois la structure terminée. Et savez-vous quoi? Tout ce sable sera ensuite retiré à la main, seau par seau, pour être ensuite récupéré pour l’élaboration de la plage Doré à l’île Notre-Dame.

Ce n’est qu’un exemple de la complexité des travaux de construction du musée Pointe-à-Callière. Francine Lelièvre nous parle aussi du défi de bâtir sur un terrain reconnu pour être sujet aux inondations. La conception du musée doit donc prendre en compte la proximité de la nappe phréatique. C’est connu, l’eau et l’humidité ne font pas bon ménage avec les vieilles pierres.

Le livre nous apprend plein de choses sur l’architecture du bâtiment qu’il fait bon de se faire rappeler. Comme le fait que sa forme évoque celle du prestigieux édifice de la Royal Insurance Company qui se trouvait au même endroit, de son inauguration en 1863, jusqu’à sa démolition malheureuse en 1951.

Royal Insurance Building. Collection de cartes postales Christian Paquin © Pointe-à-Callière, Cité d'archéologie et d'histoire de Montréal

Le sommet de sa tour, qui semble inachevée, suggère que l’histoire demande toujours à être complétée. Les références maritimes sont nombreuses. Je n’avais jamais compris que l’élément principal de l’œuvre Entre nous d’Andrew Dutkewych sur le parvis du pavillon principal, l’Éperon, était une version géante d’un pilier d’amarrage.

«Entre nous», Andrew Dutkewych. © Pointe-à-Callière, Cité d'archéologie et d'histoire de Montréal

On ne réalise pas, avant de le lire, le nombre de décisions qu’il y a à prendre lorsqu’on invente un nouveau lieu. À propos du nom, Pointe-à-Callière, il s’impose rapidement puisque le musée est érigé là où Louis-Hector de Callière, 13e gouverneur de Montréal, a construit sa résidence, mémorable lieu de signature de la Grande Paix de Montréal en 1701. Dans les années 1980, c’est la mode, en France notamment, de nommer les musées du nom du lieu où il se trouve, pensons au Musée d’Orsay et au musée des sciences la Villette.

Pour l’adresse municipale du musée, la Ville de Montréal souhaite qu’on fasse un clin d’œil à son 350e anniversaire. Impossible d’ajouter un aussi gros numéro sur la place d’Youville, ce sera donc 350, place Royale!

Édifice de l'Éperon, extérieur, Dan S. Hanganu, architecte. Photo: Photographie : Roderick Chen, © Pointe-à-Callière, Cité d'archéologie et d'histoire de Montréal

Il faut aussi penser à comment seront vêtus les guides, cette équipe si cruciale dans la mission de vulgarisation des contenus pointus véhiculés par ce nouveau musée d’histoire. On s’en remet au designer montréalais Jean-Claude Poitras, qui signe une tenue qui s’inspire à la fois de l’art autochtone et de la redingote française. Là aussi, «toutte est dans toutte».

Uniformes des guides-animateurs selon les dessins de Jean-Claude Poitras. Photo: André Pichette, © Pointe-à-Callière, Cité d'archéologie et d'histoire de Montréal

Dans un autre ordre d’idées, le saviez-vous? Pointe-à-Callière a été le premier musée à intégrer des personnages virtuels dans son parcours. Cela sera réalisé grâce au savoir-faire du montréalais Luc Courchesne. Cette innovation contribuera immédiatement à la notoriété du nouveau musée parmi ses pairs du reste du monde.

Après des pages à nous tenir en haleine sur l’étape de la création/construction du musée, on est soulagé de voir que tout a été livré à temps pour la cérémonie protocolaire du 17 mai 1992, en présence des premiers ministres Brian Mulroney et Robert Bourassa, du maire Jean Doré, et de tout le gratin de la ville.

Francine Lelièvre. Sont aussi présents : Jean Doré, Christiane Sauvé, Robert Bourassa, Andrée Simard et Brian Mulroney. Photo : Johanne Palasse, © Pointe-à-Callière, Cité d'archéologie et d'histoire de Montréal

Mais le livre ne s’arrête pas là. On repart en trombe à la suite de Francine Lelièvre, qui nous fait faire une visite de fond en comble du pavillon l’Éperon et de l’Ancienne-Douane, et de tous ceux qui se sont ajoutés au fil des ans. L'inauguration de la Station-de-pompage-d’Youville, en 1998, de la Maison-des-marins, en 2012, du Fort-de-Ville-Marie et de l’égout collecteur (le Collecteur des mémoires) en 2017 témoignent d'une perpétuelle évolution. Cette croissance a été possible grâce à la création de la Fondation Pointe-à-Callière au début de l'aventure. Le dynamise de cette fondation a permis de boucler les montages financiers de ces projets d'expansion, permettant à cette créature municipale de muer de musée à Cité d’archéologie et d’histoire.

Station-de-pompage-d’Youville. Photo: Caroline Bergeron, © Pointe-à-Callière, Cité d'archéologie et d'histoire de Montréal

Francine Lelièvre nous raconte le grand bond en avant qu’elle a donné à l’institution avec fougue et passion. Elle n’a pas peur d’attribuer à l’intuition, au hasard et aux concours de circonstances certains de ses bons coups. La découverte de la présence du fort de Ville-Marie, sous un vieil entrepôt désaffecté et sans sous-sol du 214, place d’Youville, en fait partie.

Exposition «Ici a été fondée Montréal» au Fort de Ville-Marie. Photo: Raphaël Thibodeau © Pointe-à-Callière, Cité d'archéologie et d'histoire de Montréal

N’eût été cette découverte et sa précautionneuse mise sous verre en 2017, cet héritage du passé aurait peut-être entièrement disparu lors de l’incendie funeste de l’édifice voisin, le 16 mars dernier. Présentement, le pavillon Fort-de-Ville-Marie et l’égout collecteur sont fermés pour procéder au nettoyage des dégâts causés par la fumée de ce sinistre.

Depuis 30 ans, c’est par millions que les Montréalais et les touristes ont visité le musée Pointe-à-Callière. Le livre Inventer un musée est aussi l’occasion de revenir sur les dizaines et les dizaines d’expositions qui se sont succédé.

Cela nous permet de constater à quel point la programmation a toujours été respectueuse des principes fondateurs du musée, notamment celui d’être un lieu de rencontre entre les Montréalais et leur histoire. On y a exposé des objets de toutes les époques de Montréal, du temps où les terres étaient occupées par les Autochtones à notre époque actuelle, où la métropole est une ville des plus cosmopolites. De l’exposition Les Iroquoiens du Saint-Laurent à Coup de coeur! Nos collections s’exposent en passant par Les Beatles à Montréal et Montréal à l’italienne.

Exposition «Coup de cœur! Nos collections s’exposent». Photo: Claude Deschênes

Dans la mission de Pointe-à-Callière, il y a aussi le souci de célébrer le patrimoine mondial avec des expositions venant de l’étranger. Ces expositions internationales sont l’occasion de saluer la contribution des nombreuses communautés culturelles à la richesse de la métropole du Québec.

Francine Lelièvre lève le voile sur les mystères entourant la préparation de ces grands événements qui nous ont valu la présence à Montréal d’objets d’une grande valeur historique, comme les trésors des steppes d’Ukraine, les manuscrits de la mer Morte ou les précieuses collections aztèques du musée du Templo Major.

La tradition se poursuit, d'ailleurs. Le musée accueille présentement une sélection des plus précieuses pièces de l’Égypte antique du Museo Egizio de Turin en Italie.

Exposition «Égype. Trois mille ans sur le Nil». Photo: Claude Deschênes

Je me suis toujours demandé comment cette femme arrivait à nous obtenir de telles expositions. Maintenant qu’elle a quitté ses fonctions, elle est plus disserte et ses confidences sur ces enjeux sont très éclairantes.

Cette dirigeante, qu’on imagine à la poigne de fer dans un gant de velours tant elle accumule les réussites, ne tarit pas d’éloges pour ses employés. Elle loue leur talent à attirer le public dans cette Cité d’archéologie et d’histoire, qu’on pense au Marché public, événement annuel qui recrée en août la vie d’un marché au 18e siècle, aux Symphonies portuaires, aux visites scolaires qui ne prennent jamais de répit. Francine Lelièvre a un bon mot pour tous les départements et leur personnel. Elle salue même par son nom, Claude-Sylvie Lemery, celle qui a eu la brillante idée d’offrir, les jours de froid sibérien, une réduction en pourcentage du prix d’entrée au musée équivalant au nombre de degrés sous zéro.

Francine Lelièvre a pris sa retraite en janvier 2021. Elle termine son livre avec ce qui a été sa dernière marotte. Pour elle, il faut continuer de faire grandir la Cité d’archéologie et d’histoire de Montréal en mettant en valeur les fondations du parlement du Canada-Uni enfouies sous la place d’Youville, poursuivre le prolongement de l’égout collecteur et transformer la caserne de pompiers qui abritait le Centre d’histoire en un pavillon destiné aux tout-petits de un à six ans. Son plaidoyer est emballant. Souhaitons que cette vision se concrétise. Ce ne sont pas les raisons qui manqueront d’aller de l’avant d’ici le 400e anniversaire de Montréal en 2042. Le décompte est parti, le 17 mai prochain, on célèbre déjà le 31e anniversaire de Pointe-à-Callière.