La chronique Culture avec Claude Deschênes

Auteur(e)
Photo: Martine Doucet

Claude Deschênes

Claude Deschênes collabore à Avenues.ca depuis 2016. Journaliste depuis 1976, il a fait la majeure partie de sa carrière (1980-2013) à l’emploi de la Société Radio-Canada, où il a couvert la scène culturelle pour le Téléjournal et le Réseau de l’information (RDI). De 2014 à 2020, il a été le correspondant de l’émission Télématin de la chaîne de télévision publique française France 2.On lui doit également le livre Tous pour un Quartier des spectacles publié en 2018 aux Éditions La Presse.

Chimerica chez Duceppe et Dumas à la Place des Arts

Qu'a pensé notre chroniqueur Claude Deschênes de la pièce Chimerica présentée chez Duceppe et du spectacle de Dumas à la Place des Arts? Lisez ce qui suit pour tout savoir!


Chimerica: quand la Chine et l’Amérique se rencontrent au théâtre Duceppe

En cette année du centenaire du comédien Jean Duceppe (1923-1990), permettez-moi d’être présomptueux et de penser qu’il serait fier du spectacle actuellement à l’affiche au théâtre qui porte son nom. On trouve, dans Chimerica, l’ADN de cette compagnie. C’est une production à grand déploiement (12 comédiens sur scène) qui aborde des enjeux importants (le clash entre deux superpuissances, la Chine et les États-Unis), avec un texte qui a fait ses preuves (5 prix Laurence Olivier à Londres en 2014 et une version télé, diffusée à Télé-Québec en 2021). Ce spectacle est un peu trop long (trois heures avec l’entracte), mais vaut le déplacement pour plusieurs bonnes raisons, dont une finale très poignante.

Ce spectacle est un peu trop long (trois heures avec l’entracte), mais vaut le déplacement pour plusieurs bonnes raisons, dont une finale très poignante. Photo: Danny Taillon

C’est après la lecture du livre Les angoisses de ma prof de chinois. Où s’en va la Chine? de Jean-François Lépine que j’ai vraiment eu envie d’aller voir Chimerica. Cette pièce, écrite par la dramaturge britannique Lucy Kirkwood et très habilement traduite par Maryse Warda, s’inspire d’un moment dramatique de l’histoire de la Chine: le massacre de la place Tiananmen, survenu le 4 juin 1989. Cette année-là, la répression d’un mouvement pro-démocratie par l’armée chinoise a fait des milliers de morts.

Dans son livre, Jean-François Lépine écrit qu’il s’agit «d’un traumatisme comme les Chinois n’en avaient pas subi depuis les pires moments des purges massives de la Révolution culturelle de Mao. [...] Le Pouvoir fera tout pour éradiquer cette tache sombre de l’histoire collective de son peuple. Il deviendra interdit, en Chine continentale, de l’évoquer de quelque façon que ce soit.»

Or, dans le reste du monde, cet événement est associé à une image inoubliable, celle d’un homme qui, au milieu de la place Tiananmen, s’interpose devant une colonne de tanks prête à tout écraser sur son passage. On attribue ce cliché historique au photojournaliste Jeff Widener.

Avec ses airs de Patrick Lagacé, Alexandre Goyette est convaincant dans le rôle du photographe marqué pour toujours par un événement historique qui l’a rendu célèbre malgré lui. Photo: Danny Taillon

En 2013, à l’aube du 25e anniversaire de la révolte de Tiananmen, la dramaturge Lucy Kirkwood a imaginé une fiction théâtrale dans laquelle le photographe (qui devient Joe Schofield) souhaite en savoir plus sur le héros de sa photo. Qu’est devenu ce téméraire manifestant? Pour ajouter du piquant à son histoire, l’auteure met son personnage principal sur une piste inusitée. Le tank man, ainsi qu’on a baptisé l’homme à la chemise blanche devant le char d’assaut, est non seulement en vie, mais il se terre désormais à New York.

Alors qu’il en a plein les bras à couvrir la campagne présidentielle de 2012, entre Barack Obama et Mitt Romney, notre photographe arrivera-t-il à le retracer parmi tous les Chinois de la Grosse Pomme? Sa collègue journaliste Mel sera-t-elle solidaire de sa quête? Son patron, Frank Hadley, endossera-t-il longtemps ses méthodes? Les Chinois qui savent des choses accepteront-ils de collaborer?

La pièce est alors prétexte à aborder de multiples questions sur le journalisme d’enquête aux États-Unis, la censure en Chine, les ratés du système capitaliste, la montée de la puissance industrielle chinoise. Autant de sujets toujours très d’actualité, qu’on traite à travers la vie plus personnelle, mais néanmoins fictive, du photographe et de son contact en Chine. Le premier peine à avoir une vie amoureuse en raison de ses nombreuses occupations professionnelles et le second pleure sans cesse sa femme, morte lors du massacre du 4 juin 1989.

C’est probablement ce volet plus humain de la pièce qui contribue à allonger un peu indûment la durée de la représentation.

La pièce est alors prétexte à aborder de multiples questions sur le journalisme d’enquête aux États-Unis, la censure en Chine, les ratés du système capitaliste, la montée de la puissance industrielle chinoise. Photo: Danny Taillon

Heureusement, la mise en scène de Charles Dauphinais (sa première chez Duceppe) est très dynamique. Il a vraiment su faire bon usage de l’immense scène du Théâtre Jean-Duceppe. La scénographie ingénieuse (Loïc Lacroix-Hoy) et l’utilisation de projections vidéo (Robin Kittel-Ouimet) permettent de passer d’un lieu à l’autre et de faire avancer l’action, sans temps mort.

Mais là où le spectacle surprend le plus, c’est dans le pari tout à fait réussi de faire évoluer sur une même scène des comédiens qui s’expriment en français avec d’autres qui jouent en mandarin (avec des surtitres français) et en français. On gagne tellement en vraisemblance qu’on ne peut s’imaginer avoir pu faire autrement dans le passé.

Quand on sait à quel point les Chinois qui osent défier le régime se mettent à risque, on ne peut que saluer le courage de ceux qui se sont embarqués dans ce projet théâtral, même si nous sommes bien loin de l’Empire du Milieu. Qui plus est, ils le font dans la langue de ceux qui pourraient les espionner et les dénoncer.

Alors, chapeau!, à ces comédiens, et j’insiste pour les nommer tous: Derek Kwan, Shiong-En Chan, Yuu Ki, Albert Kwan, Li Li, et Annie Yao.

Quand on sait à quel point les Chinois qui osent défier le régime se mettent à risque, on ne peut que saluer le courage de ceux qui se sont embarqués dans ce projet théâtral. Photo: Danny Taillon

J’ai aussi trouvé particulièrement crédible la manière dont le milieu journalistique est dépeint. Le ton rude, sarcastique et cynique des personnages ressemble pas mal à ce que j’ai connu durant mes années dans les salles de nouvelles.

Avec ses airs de Patrick Lagacé, Alexandre Goyette est convaincant dans le rôle du photographe marqué pour toujours par un événement historique qui l’a rendu célèbre malgré lui. Manuel Tadros prend les traits d’un patron de presse irascible qu’on devine pris entre les ordres qui viennent de plus haut que lui et ses principes. Son jeu tempétueux m’a rappelé un ancien boss que j’ai eu. Et que dire de Marie-Hélène Thibault (que j’aime cette comédienne!), parfaite dans la peau d’une correspondante revenue de tout; ça aussi, ça existe.

Marie-Hélène Thibault (que j’aime cette comédienne!), parfaite dans la peau d’une correspondante. Photo: Danny Taillon

La distribution est complétée par Marie-Laurence Moreau (une spécialiste des comportements humains qui tombe, et pour cause, dans l’œil du photographe), Tania Kontoyanni (flamboyante en sénatrice démocrate) et Philippe Racine (qui cumule différents rôles).

Comme le buffet chinois, il y a donc un peu de tout dans ce spectacle: de l’histoire, une réflexion sur notre rapport à la Chine, aux médias, à l’héroïsme, aux différences culturelles, mais aussi du suspense, un peu d’humour, et même une bluette amoureuse. Ceci explique peut-être pourquoi le spectacle est si long. N’empêche, ce n’est pas tous les jours que la Chine s’invite sur nos scènes. On ne connaîtra jamais trop ce pays qui contrôle une grande partie de notre vie… en Chimerica!

VU: le spectacle Cosmologie de Dumas à la Place des Arts

À la maison, on écoute l’auteur-compositeur-interprète québécois Dumas depuis des années, et quoi de mieux pour célébrer l’anniversaire de fiston que d’aller voir le spectacle Cosmologie (du titre de son plus récent disque) en famille. Ce qu’on a fait vendredi dernier.

Première surprise en entrant dans la Cinquième Salle de la Place des Arts? Le nombre de têtes blanches! Mine de rien, Dumas nous accompagne depuis 2001, année de la sortie de son premier disque. Son public est large et fidèle. Depuis ses débuts, il n’a jamais cessé de nous garder accros, avec un total de 12 albums chargés de chansons imparables. J’erre, Je ne sais pas, Quelque part, Une journée parfaite, Bleu clair, pour n’en nommer que quelques-unes.

Par moment, on se serait cru au National ou à La Tulipe, avec tout le monde debout qui tape des mains sous des éclairages de Centre Bell. Photo: Claude Deschênes

Eh bien, pour notre plus grand bonheur, avec son band d’enfer, il nous a fait les meilleures de sa carrière, et les récentes, toutes aussi bonnes (Chicago, L’ailleurs, Tout passera). Le public ne s’est d’ailleurs pas fait prier longtemps pour chanter avec lui. Par moment, on se serait cru au National ou à La Tulipe, avec tout le monde debout qui tape des mains sous des éclairages de Centre Bell.

On doit le dire, Dumas a le don de conscrire son public (ça compense son filet de voix). Quand il nous dit de nous lever, bien difficile de résister à ses riffs de guitare, à la basse de François Plante, aux rythmes combinés du batteur Marc-André Larocque et du percussionniste Philippe Beaudin, tout ça enrobé par les claviers de Gabriel Godbout-Castonguay, l’allié des mélodies.

Après les quatre représentations de janvier à la Cinquième Salle (dont une en matinée pour la famille, quelle bonne idée!), la tournée Cosmologie se poursuit à travers le Québec en 2024. Attrapez-le au passage, et pourquoi pas, en famille!