Photo: Antoine Saito

Kent Nagano: mes souvenirs d’un beau règne qui s’achève

C’est parti pour la 86e saison de l’Orchestre symphonique de Montréal (OSM), une saison qui passera à l’histoire pour avoir été la toute dernière de Kent Nagano à titre de chef et directeur artistique. Tout a été mis en place pour que les adieux du maestro à son public montréalais soient aussi mémorables que ses nombreuses contributions à notre vie culturelle. J’ai eu la chance de voir évoluer Kent Nagano depuis sa nomination à la tête de l’OSM, permettez-moi donc de partager avec vous quelques souvenirs de ces années trop vite passées.



Mon premier contact avec Kent Nagano remonte à 2003. Le 28 janvier de cette année-là, le chef américain est invité à diriger pour une deuxième fois l’Orchestre symphonique de Montréal. Si je me retrouve à couvrir ce concert, c’est parce que la rumeur veut qu’il soit pressenti pour succéder à Charles Dutoit. Je ne suis pas un spécialiste de musique classique, mais ce soir-là, je sens qu’il y a quelque chose de spécial dans l’exécution de la 9e de Schubert. Le chef est inspiré, les musiciens donnent tout ce qu’ils peuvent, le public est extatique. Même l’acoustique si terne de la grande salle de la Place des Arts nous surprend. Le lendemain, la référence en musique classique à Montréal, le critique du journal La Presse, Claude Gingras, me confirme dans mon impression. Il titre: «OSM/Nagano: le miracle». Dans son texte, il écrit que «des chroniqueurs qui ne parlent jamais de musique classique en parlent parce que ce bel Américain au regard oriental sera peut-être le prochain chef de l’OSM». Sa critique dithyrambique se termine ainsi: «Kent Nagano reviendra. Souhaitons plutôt qu’il reste.» Aucun doute, il y a eu ce soir-là un coup de foudre entre Kent Nagano, les musiciens de l’OSM et les Montréalais.

Le 28 janvier 2003, il y a eu un coup de foudre entre Kent Nagano, les musiciens de l’OSM et les Montréalais. Photo: Antoine Saito

Arrivé comme un sauveur

Il faudra une année pour que le maestro à la chevelure de rock star soit confirmé dans ses fonctions de chef et directeur musical de l’OSM. Le 2 mars 2004, jour de l’annonce officielle de sa nomination, je suis dans la salle de presse. La nouvelle recrue apparaît sous des applaudissements nourris. Même le redoutable Claude Gingras s’y met. Premier choix à l’unanimité du comité de sélection, Kent Nagano arrive comme un sauveur. Son approche tranche avec la personnalité cassante et hautaine de Charles Dutoit.

Voilà un homme qui, à la première occasion qu’il a de prendre la parole, déclare à mon micro que les musiciens de l’OSM ont un talent et une personnalité exceptionnels. Ça fait longtemps qu’ils n’ont pas eu droit à tant de compliments. Comme en écho, le représentant syndical des musiciens me vante à son tour les qualités intellectuelles et l’approche musicale très humaine de leur nouveau patron. Une nouvelle ère est née!

C’est déjà beaucoup de contenu pour un seul topo, mais ce n’est pas tout. Kent Nagano profite de cette première conférence pour se prononcer en faveur d’une nouvelle salle, un équipement qu’il juge extrêmement important pour le développement de l’orchestre et pour l’avenir de la musique à Montréal. De la musique à nos oreilles! On a juste hâte qu’il se mette à l’œuvre. Mais il faudra encore être patient, car Kent Nagano étant un chef très demandé, il ne peut entrer en fonction avant 2006.

Quand un journaliste lui demande en anglais: «Munich? Los Angeles? Montreal? Where do you live? Where will you live?», il élude la question par une boutade qui fait rire l’assistance: «Ça, c’est une question que ma femme me pose chaque jour.» Ce sens de la répartie nous révèle que le nouveau chef est capable d’être drôle, et qu’il est (et demeurera) très jaloux de sa vie privée. Aussi, en répondant en français à cette question posée en anglais, il nous annonce sa volonté de faire une place de choix à la langue de la majorité dans ses communications même s’il n’est pas aussi éloquent en français qu’il le souhaiterait.

En entrevue, ce n’est pas la maîtrise de son français qui fait que ses réponses sont longues, c’est plutôt le développement de sa pensée qui demande du temps. Kent Nagano a trop réfléchi aux différentes facettes de son métier ou à la nature des œuvres qu’il choisit de mettre au programme pour répondre des banalités.

Kent Nagano arrive comme un sauveur. Son approche tranche avec la personnalité cassante et hautaine de Charles Dutoit. Photo: Sergio Veranes Studio

Démocratiser la musique

Durant son règne, Kent Nagano a multiplié les initiatives pour démocratiser la musique classique. Ça commence avec son concert inaugural du 6 septembre 2006, que je manque malheureusement, étant en affectation à l’extérieur de Montréal. Pour l’occasion, il choisit de programmer une œuvre rassembleuse aimée du grand public: la 9e de Beethoven. Ce soir-là, Radio-Canada ne se contente pas de diffuser le concert à la radio, on en fait aussi une captation télé, ce qui permet de retransmettre les images sur l’esplanade de la Place des Arts, où se massent des centaines de personnes, ce qui donne à l’événement des allures de happening.

Six ans plus tard, en 2012, sans doute inspiré par le succès de cette soirée inaugurale, l’OSM créera la Virée classique, événement festif et décontracté qui permet au public de se familiariser avec différentes formes de musique classique, dans des contextes moins guindés que la salle de concert. Les concerts sont donnés sur l’esplanade de la Place des Arts, au Complexe Desjardins, dans la rue Sainte-Catherine ou sur l’esplanade du Stade olympique. Ce dernier endroit accueillera d’ailleurs plusieurs concerts marquants. Les milliers de personnes qui ont vu Carmina Burana en 2014 ou le Requiem de Verdi cet été ne sont pas près d’oublier ces moments de grâce.

Animé d’une conscience sociale profondément ancrée, Kent Nagano a souvent amené ses troupes à faire de la musique dans le but de faire du bien, qu’on pense aux nombreuses visites de l’OSM dans les hôpitaux et à ce concert donné bénévolement à Montréal-Nord quelques semaines après des émeutes meurtrières survenues dans ce quartier stigmatisé par la pauvreté, la violence et les tensions raciales.

Nommé Personnalité de la semaine La Presse-Radio-Canada pour son implication dans cet événement, Ken Nagano avait déclaré: «Dans le monde d’aujourd’hui, c’est impossible d’être isolé de la communauté, de la ville. Il faut participer à la structure sociale. Si elle ne correspond pas à la société actuelle, la musique risque de perdre rapidement sa pertinence.»

En 2016, Kent Nagano prouve la sincérité de son engagement en retournant dans le quartier pour lancer un projet mis en place par l’OSM et la Commission scolaire de la Pointe-de-l’Île permettant à 160 enfants de 4 et 5 ans de s’initier gratuitement à la musique.

Métro de Montréal, 20 octobre 2016. Photo: Antoine Saito

Attirer un nouveau public

Pendant ses années à la direction artistique de l’OSM, Kent Nagano a régulièrement sorti la musique dite sérieuse des lieux habituels où on l’entend. Il a aussi fait un énorme travail pour attirer un nouveau public à l’orchestre.

Par exemple, en 2008, le maestro retient l’attention des amateurs de hockey avec une soirée rendant hommage aux joueurs des Canadiens de Montréal. L’œuvre Les Glorieux, musique de François Dompierre, livret de Georges-Hébert Germain, sera donnée une première fois en mars 2008 à la salle Wilfrid-Pelletier. J’ai la chance de couvrir cette première mondiale, qui se termine avec un Kent Nagano affublé d’un chandail du Tricolore portant, évidemment, le numéro 1. L’œuvre sera reprise en avril de l’année suivante dans le cadre d’un concert soulignant le centenaire des Canadiens et les 75 ans de l’OSM. Ce soir-là, Nagano score de nouveau alors que sportifs et mélomanes vibrent au diapason dans un Centre Bell bien plein.

Une autre de ses grandes réussites à attirer un nouveau public à l’OSM sera sa collaboration avec Fred Pellerin. C’est quand même formidable qu’un homme né en Californie dans une famille d’origine japonaise, passionné par la musique d’Olivier Messiaen, ait l’audace et l’ouverture d’esprit de demander à un jeune conteur de Saint-Élie-de-Caxton de créer un conte symphonique pour l’OSM.

Là-dessus, Nagano a eu tout un flair. Une tuque en mousse de nombril a été un immense succès en 2011 autant en salle qu’à la télévision, où l’œuvre sera diffusée en heure de grande écoute. Ont suivi, toujours avec Fred Pellerin, Bossu symphonique en 2013, Il est né le divin enfin! en 2015 et Le jour de la semelle en 2018. Avec ces concerts de Noël, on peut dire que Kent Nagano a créé une tradition et un genre qui n’existe dans aucun autre orchestre au monde.

Toujours dans cette volonté de démocratiser la musique, le directeur artistique de l’OSM a fait une place importante aux concerts pop dans sa programmation. La semaine dernière, en ouverture de la 86e saison, ce n’est pas moins de trois concerts que Diane Dufresne a donnés avec l’OSM. Les Cowboys Fringants et les Trois Accords se sont aussi prêtés au jeu à plusieurs occasions. Personnellement, je garde un excellent souvenir du concert donné avec le groupe Simple Plan en 2011 et celui avec la vedette pop britannique Mika en 2015. Un disque a même été tiré de cette rencontre mémorable. Cette série pop a été confiée au chef Simon Leclerc, qui brille dans cette fonction.

Symphonie Montréalaise, 31 mai 2017. Photo: Antoine Saito

Embrasser toute la musique du monde

En 14 ans, Kent Nagano a dirigé au-delà de 500 concerts. Imaginez le défi. Être aussi inspiré devant une œuvre classique qu’une composition contemporaine. Savoir à la fois communiquer l’esprit romantique et le moderne. Être aussi à l’aise devant une partition allemande qu’une œuvre italienne, française ou anglaise. Parvenir à traduire l’âme russe et celle des Slaves. Rendre justice à des chefs-d’œuvre joués depuis des lustres. Arriver à insuffler de la personnalité à une création jamais interprétée. C’est à ça que le chef de l’OSM s’est employé au fil des ans, un travail qui lui a valu quelques cheveux blancs, mais surtout moult ovations ainsi que de nombreux prix.

Ce succès, Nagano l’a toujours partagé avec ses musiciens. Encore dernièrement, à l’émission Bien entendu de Stephan Bureau sur ICI Première, il vantait leurs qualités. «Ce sont des musiciens très rapides, avec des capacités techniques exceptionnelles. Cette efficacité nord-américaine couplée à une grande sensibilité européenne nous permet d’accomplir tout ce qu’on veut, avec un résultat qui se démarque.»

Pendant toutes ces années en poste, Kent Nagano a eu la chance d’être solidement appuyé dans ses ambitions par une directrice générale très aguerrie, Madeleine Careau, en poste depuis l’année 2000, et un président de conseil d’administration, Lucien Bouchard, très convaincant lorsque vient le temps de défendre la culture, et particulièrement la musique classique.

En 14 ans, Kent Nagano a dirigé au-delà de 500 concerts. Photo: Antoine Saito

Un règne marqué par l’arrivée de la Maison symphonique

Dans le grand livre d’histoire de l’OSM, il y a un chapitre qui a mis beaucoup de temps à se conclure. Je parle bien sûr de la construction d’une nouvelle salle de concert. Pendant 30 ans, les annonces officielles se sont succédé, toujours sans lendemain. La Maison symphonique verra finalement le jour sous la gouverne de Kent Nagano. La ministre des Finances et présidente du Conseil du trésor Monique Jérôme-Forget, qui a piloté ce dossier pour le gouvernement du Québec, m’a déjà dit à quel point sa contribution avait été importante. «Kent Nagano nous a convaincus que la priorité dans ce projet c’était l’acoustique. D’ailleurs, la première personne qu’on a embauchée, c’est l’acousticien.» Aujourd’hui, c’est ce qui fait la réputation de la Maison symphonique à travers le monde.

Comment oublier l’inauguration de cette salle tant attendue? Le 7 septembre 2011, l’événement revêt une telle importance que le Téléjournal Montréal en fait une émission spéciale. Toute l’équipe est sur place pour témoigner de ce moment à la fois protocolaire et populaire. À l’intérieur, les dignitaires vêtus pour les grandes occasions; à l’extérieur, des centaines de Montréalais équipés de leurs chaises pliantes pour suivre la retransmission du concert sur les écrans géants disséminés sur le parterre de l’Adresse symphonique. Au programme: la 9e de Beethoven (oui, l’Hymne à la joie!, comme en 2006), des œuvres des compositeurs Claude Vivier et Gilles Tremblay (deux figures légendaires de la scène musicale québécoise), et une commande faite au jeune compositeur montréalais Julien Bilodeau. Plaire au grand public, honorer la mémoire de compositeurs locaux, faire une place à la relève, on reconnait là la signature du directeur artistique de l’OSM.

L’OSM autour du monde

Sous la houlette de Kent Nagano, l’OSM recommencera aussi à faire des tournées: l’Europe, les États-Unis, l’Asie, l’Amérique latine, même le Grand Nord canadien, où il va à la rencontre des Premières Nations, avant que ce ne soit à la mode. Pour le chef, il est essentiel de faire rayonner son orchestre. Une réputation, ça s’entretient.

J’ai eu la chance d’assister au dernier concert de la tournée européenne de l’OSM en 2014. C’était à Munich, une ville où Kent Nagano est bien connu, car il a dirigé l’orchestre de l’Opéra de Bavière pendant plusieurs années.

Comme souvent en tournée, Nagano avait programmé des œuvres françaises qui font la réputation de l’OSM depuis longtemps. Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy, la Symphonie fantastique de Berlioz et le Boléro de Ravel. Il y avait aussi le Concerto pour piano en la majeur de Liszt avec, comme soliste, le Québécois Marc-André Hamelin. Pendant tout le concert, je trouve le public très attentif, mais pas tellement démonstratif. Mon chauvinisme sera récompensé à la toute fin lorsque la salle explose. On tape des mains, des pieds, l’assistance se répand en hourras et bravos. Ce soir-là, au Gasteig de Munich, j’ai pris la véritable mesure de l’admiration que les étrangers vouent à notre orchestre et à son chef.

Sous la houlette de Kent Nagano, l’OSM recommencera aussi à faire des tournées. Photo: Sergio Veranes Studio

L’ultime saison

Il ne reste donc qu’une saison pour profiter de cette chimie formidable entre Kent Nagano et ses musiciens. Ça commence cette semaine avec entre autres la Symphonie no 5 de Mahler les 19 et 21 septembre et ça se terminera les 2, 3 et 4 juin avec, comme concert de clôture, la symphonie Résurrection, également de Mahler.

Kent Nagano partira donc en 2020, une décision qu’il a prise lui-même, mais sans la justifier. Il aura alors 68 ans. On ne le verra plus à son lutrin de la Maison symphonique, sauf si on le réinvite bien sûr, mais il restera toujours un des nôtres, car au fil des ans, on l’a fait commandeur de l’Ordre de Montréal, grand officier de l’Ordre du Québec et compagnon de l’Ordre des arts et des lettres.

Un dernier souvenir, si vous permettez. En 2017, l’année où Kent Nagano a été admis à l’Ordre des arts et des lettres, j’avais l’honneur d’animer la cérémonie de remise des insignes. Voici, pour terminer, un extrait de l’hommage que je lui ai lu, écrit par Geneviève Picard.

«… si cet Américain d’ascendance japonaise a conquis les Québécois, c’est par sa curiosité, son respect, son ouverture et ses idéaux de tolérance. C’est aussi par sa manière d’appliquer sa compréhension pénétrante et son approche avant-gardiste bien au-delà des œuvres du répertoire qu’il programme… Kent Nagano a rapproché la musique classique d’une partie de la population pour qui la Place des Arts était encore la place des autres. Aujourd’hui, la Maison symphonique, c’est chez nous, un lieu de découverte et de retrouvailles, de partage et d’harmonie, dont l’ambiance impressionne autant que l’acoustique. Grâce à Kent Nagano, l’OSM est à l’image de la ville dont il affirme les valeurs, reflète la vigueur et exprime l’originalité: un orchestre dont le chef porte avec la même élégance l’habit noir et le chandail tricolore.»