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Travail pour les 55+: des programmes méconnus et encore beaucoup d’obstacles

Âgisme, préjugés, auto-exclusion, embûches administratives, restrictions de certains régimes d’assurances, méconnaissance des programmes; autant de causes pour expliquer que, malgré une pénurie grandissante de main-d’œuvre dans de nombreux secteurs, et bien que beaucoup de travailleurs de 55 ans et plus souhaitent ou ont besoin de continuer à travailler, ils peinent à rester ou à retourner sur le marché du travail.



Les pouvoirs publics n’ont pas besoin d’être convaincus de l’intérêt de favoriser l’embauche des travailleurs expérimentés. L’Institut de la statistique du Québec estime que le marché de l’emploi affiche 150 000 postes à pourvoir. D’où les nombreux crédits et programmes de formation pour encourager les soixantenaires à rester sur le marché du travail et les entreprises à les embaucher. Sauf que bien des travailleurs et des entreprises ne sont pas informés de leur existence. Ce serait même un des plus gros problèmes à l’heure actuelle.

Dans une entrevue exclusive accordée à Avenues.ca, le ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, Jean Boulet, explique que les Québécois n’ont jamais tant bossé: 75,1% de la population en âge de travailler est active, ce qui est même plus que les Ontariens (taux de 71,8%). Le hic, c’est que les Québécois prennent leur retraite à 62 ans, deux ans avant la moyenne des Canadiens. Bref, l’enjeu est que 100 000 ou 200 000 Québécois décident de travailler quelques années de plus.

«Chez les 60-69 ans, le taux d’emploi est de 33% au Québec, contre 39% en Ontario», dit Karl Blackburn, PDG du Conseil du patronat, selon qui le Québec n’a pas le choix d’encourager plus de gens à travailler plus d’années. Le vieillissement de la population est indéniable: «L’âge moyen des Québécois était de 29,9 ans en 1971. Il est actuellement de 42 ans et il passera à 46,5 ans d’ici 20 ans. Et 1,4 million de baby-boomers arriveront à l’âge de la retraite d’ici 10 ans.»

La Covid: un coup de frein et d’âgisme

«Nos mesures ne sont pas assez connues», convient le ministre Boulet. En 2019, il avait annoncé un plan d’aide de 892 M$ sur cinq ans destiné aux travailleurs dits «expérimentés» (âgés de plus de 50 ans) qui comprenait un train de crédits d’impôt pour les individus et les entreprises et de l’argent pour la formation. «On est en action sur tous les fronts.»

La Covid a cependant compliqué la situation des travailleurs expérimentés. La grande campagne de promotion mise en place à la fin de l’automne 2019, et qui battait son plein au début de 2020, a été stoppée nette en mars 2020. «Ça sera à refaire», dit France Bernier, conseillère à la recherche à la Centrale des syndicats du Québec et présidente du Comité consultatif 45+.

Même les mesures en place depuis plusieurs années au niveau de Retraite Québec comme les primes à la rente pour ceux qui font la demande de rentes après 65 ans et les bonifications après 65 ans, ou encore les pénalités pour ceux qui la demandent avant 65 ans sont mal connues. À quand la compagne d’information?

30 ans à la retraite: long et coûteux

Outre les considérations économiques du marché de l’emploi, il en existe de plus personnelles. Quand on a la forme, rien ne contribue mieux à la capacité cognitive, à la santé mentale et à l’estime de soi qu’un travail qu’on aime et que l’on accomplit par choix. Le travail, c’est aussi le réseautage, la contribution sociale, le sentiment d’être utile et pour bien des travailleurs d’expérience, l’occasion de transmettre un savoir-faire, une expérience.

Par ailleurs, prendre une retraite sans en avoir vraiment les moyens n’a rien de réjouissant. Rappelons qu’un très large pourcentage des Québécois n’ont pas accès à un fonds de pension de leur employeur et les rentes publiques ne suffisent pas pour bien des gens à maintenir un bon niveau de vie.

Et même pour ceux qui ont les moyens de prendre leur retraite, les avantages financiers de continuer à travailler deux, trois, cinq ans ou plus sont substantiels.

«Malgré les limites des programmes et des subventions, continuer de travailler demeure rentable, peu importe la situation individuelle», dit Amélie Gaumont, vice-présidente du Comité consultatif 45+, une structure consultative destinée aux travailleurs de 45 ans et plus au sein de la Commission des partenaires du marché du travail, qui conseille le gouvernement en matière d’emploi.

Le défi de la perception

En avril 2021, un sondage du Conseil du patronat mené auprès des employeurs montrait que 43% d’entre eux croyaient que la solution à la pénurie de main-d’œuvre serait l’immigration et seulement 12%, les clientèles atypiques, comme les travailleurs expérimentés. «L’immigration n’est qu’une des options», soutient le ministre Jean Boulet.

«Il va falloir que les entreprises arrêtent de penser que la solution à la pénurie de main-d’œuvre est l’immigration», dit, pour sa part, Karl Blackburn. Les seuils d’immigration sont d’ailleurs en chute libre. Après un sommet de 55 000, c’était tombé à 44 000 en 2019, puis à 30 000 l’an dernier et ce sera encore moins en 2021.

Cela dit, même s’il convient que les travailleurs expérimentés doivent faire partie de la solution, M. Blackburn convient aussi que les travailleurs d’expérience ont un gros problème de perception à surmonter. «Les entreprises leur reconnaissent beaucoup de loyauté, d’engagement, d’expérience, de fiabilité, d’éthique, mais il existe un préjugé comme quoi ils seraient peu productifs, peu adaptables et sans agilité devant la technologie.»

France Bernier, pour sa part, s’inquiète de ce que le discours sanitaire est venu renforcer la discrimination envers l’âge, ce que l’on appelle «l’âgisme», qui véhicule l’idée que les «vieux» sont réfractaires au changement, mal à l’aise avec la technologie et qu’ils coûtent trop cher en salaires. «On n’a jamais tant dit aux gens: restez chez vous à cause de votre âge, vous allez être malades, vous allez mourir.»

Le ministre Jean Boulet veut s’attaquer à ce préjugé dans les prochains mois. «Ce n’est pas parce que tu as 64 ans que tu ne peux pas être rentable et bénéfique pour une organisation de travail. Au contraire, j’ai visité des entreprises hyper automatisées qui emploient des travailleurs expérimentés qui font une prestation de travail impeccable autant au plan qualitatif que quantitatif. Ils sont dévoués, ils font du mentorat et ils ont une expérience inestimable. Et avec l’augmentation de l’espérance de vie, ils seront plus nombreux à contribuer à la croissance de l’économie. L’âge, c’est un atout plus qu’une barrière.»

L’auto-exclusion…

Amélie Gaumont, qui est par ailleurs directrice générale adjointe de l’OBNL Cible-Emploi/Groupe Humanova à Sainte-Thérèse, observe les deux facettes du problème: beaucoup de préjugés, mais aussi beaucoup d’auto-exclusion des travailleurs eux-mêmes, qui veulent laisser la place aux jeunes, se croient dépassés ou trop vieux ou qui prennent des retraites trop précoces en cas de licenciement.

L’organisme qu’elle dirige fait partie de la myriade d’OBNL soutenus par Emploi Québec pour gérer des programmes de réinsertion et d’employabilité, dont un bon nombre sont destinés aux travailleurs expérimentés qui veulent rester ou revenir au travail.

Elle explique d’ailleurs que les formations les plus efficaces ne sont pas les plus longues ou les plus techniques, mais celles qui pratiquent la «remise en forme psychologique». «Les gens réellement incompétents sont rares. Mais à cause de la perte d’estime de soi, les gens ont besoin de se faire reconnecter avec qui ils sont. Plusieurs sont surpris d’apprendre qu’ils peuvent choisir leur emploi.»

Beaucoup de personnes qui se retrouvent sans emploi pendant la cinquantaine se pensent vieilles et incompétentes alors qu’elles sont au contraire en forme et très expérimentées. «Ce qu’il y a de plus fascinant, dit-elle, c’est qu’après les 12 semaines de formation, on ne les revoit plus. Pas parce que les gens ont décidé de rester chez eux, mais parce qu’ils ont enlevé la barrière de l’âge de leur tête. Oui, il y a beaucoup d’entreprises qui ont des réticences à embaucher des travailleurs plus âgés, mais elles ont beau jeu si les premiers concernés pensent la même chose.»

Encore beaucoup d’obstacles à abolir

Mais au-delà de ce qui est déjà en place et qui fonctionne, les pouvoirs publics et les entreprises devront régler une série de problèmes qui minent les efforts actuels et qui sont autant de pas en arrière pour chaque pas en avant.

La formation en est un bon exemple. Les financements et les ressources sont en place, mais l’arrimage et l’application restent compliqués. Trop d’entreprises manquent de souplesse en la matière et les établissements d’enseignement ont des programmes parfois trop rigides et trop longs qui ne cadrent pas avec les besoins d’adultes qui travaillent. Il faut mieux arrimer le type de formation avec l’industrie et les particularités inhérentes aux travailleurs âgés.

Il subsiste aussi une série de barrières administratives et réglementaires qui peuvent en démotiver plus d’un. Par exemple, les personnes de plus de 65 qui reçoivent le supplément de revenu garanti ont droit de gagner jusqu’à 5000$ en salaire. Puis, entre 5000 et 15 000$ de revenu, le SRG est supprimé de moitié de manière uniforme et tombe à zéro à 15 000$. Une approche qui pénalise durement une personne qui gagnerait 5001$ au lieu de 4999$.

«Ça décourage bien des gens de travailler plus. C’est contre-productif», dit Karl Blackburn, du Conseil du patronat.

Du côté des entreprises, Karl Blackburn croit qu’il faut élargir aux grandes entreprises le crédit d’impôt favorisant le maintien en emploi des travailleurs d’expérience, actuellement destiné aux PME, qui réduit les charges salariales de 1875$ par employé. Le ministre Jean Boulet répond que d’autres programmes profitent aux grandes entreprises, notamment pour tout ce qui touche la formation: «Un chômeur pandémique qui participe à un programme de trois mois dans un cégep ou université pour être requalifié en technologies de l’information va pouvoir intégrer une entreprise petite, moyenne ou grande.»

Les industries, elles aussi, devront faire preuve de davantage de souplesse. Horaires adaptés, modifications physiques de certains postes de travail, soutien pour la formation, réaffectation des employés d’expérience, programme de mentorats, etc. Encore bien peu d’entreprises mettent vraiment ces mesures en place.

Le secteur public fait piètre figure

France Bernier, du Comité consultatif 45+, juge pour sa part que le gouvernement, en tant qu’employeur, est lui-même un cordonnier mal chaussé qui n’encourage pas la prolongation de l’emploi. Vérification faite chez Retraite Québec, les fonctionnaires québécois prennent leur retraite à 61 ans, soit un an plus tôt que la moyenne québécoise (moyenne qui inclut les fonctionnaires eux-mêmes). Alors que le système d’éducation subit une grave pénurie d’enseignants, on continue d’encourager leur retraite très précoce, dès 55 ans. Alors que Retraite Québec a introduit des dispositions pour encourager la population générale à retarder sa retraite en offrant une prime pour les retraites tardives, les fonctionnaires qui contribuent à leur régime de retraite d’employé ne peuvent pas faire de même. «Le secteur public fait pitié.»

Bref, rien n’est gagné pour favoriser le maintien ou le retour des travailleurs d’expérience sur le marché, mais le virage est inévitable, avec les enjeux démographiques actuels. Le gouvernement devra mieux faire connaître ses programmes, niveler les embûches fiscales ou administratives; les employeurs quant à eux devront vraiment faire une place aux plus de 55 ans, qui ont pleinement droit au travail et dont le savoir-faire devrait aussi être vu comme un capital, un capital humain qui prend encore plus de valeur quand des entreprises ferment faute de main-d’œuvre.

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