La chronique Voyage de Marie-Julie Gagnon

Auteur(e)
Photo: Mélanie Crête

Marie-Julie Gagnon

Auteure, chroniqueuse et blogueuse, Marie-Julie Gagnon se définit d’abord comme une exploratrice. Accro aux réseaux sociaux (@mariejuliega sur X et Instagram), elle collabore à de nombreux médias depuis une vingtaine d’années et tient le blogue Taxi-brousse depuis 2008. Certains voyagent pour voir le monde, elle, c’est d’abord pour le «ressentir» (et, accessoirement, goûter tous les desserts au chocolat qui croisent sa route).

Perfect Days de Wim Wenders: quand le cinéma révèle la poésie du quotidien

On dit souvent que le cinéma fait voyager. À l’inverse, c’est parfois le cinéma qui voyage en nous. Plus de 48 heures après avoir visionné Perfect Days (Les jours parfaits) de Wim Wenders, j’ai l’impression d’avoir le cœur encore tapissé de komorebi, ces rayons de soleil qui percent le feuillage des arbres.



Dans les notes de mon téléphone, j’ai une longue liste de mots étrangers qui n’existent pas dans d’autres langues. Komorebi s’y trouve depuis longtemps, mais rien, jusqu’à présent, ne l’avait aussi bien incarné que le personnage imaginé par Wim Wenders. En lui prêtant ses traits, l’excellent Koji Yakusho lui offre aussi sa propre lumière.

Plus de 48 heures après avoir visionné Perfect Days (Les jours parfaits) de Wim Wenders, j’ai l’impression d’avoir le cœur encore tapissé de komorebi, ces rayons de soleil qui percent le feuillage des arbres. Photo: Maxx Gong, Unsplash

 

Tokyo comme on l’a rarement vue

La prémisse a été maintes fois racontée: Hirayama est agent d’entretien à Tokyo. Sa vie est constituée de routines. Dans son modeste appartement, il arrose ses plantes tous les jours au lever. En sortant de chez lui pour aller travailler, encore dans la pénombre, il lève les yeux au ciel et sourit.

L’enchaînement de tâches a priori ennuyeuses qui constituent son quotidien pourrait susciter une certaine pitié. Frotte par ci, frotte par là. Quand ce ne sont pas les urinoirs qu’il astique, c’est son corps dans un bain public. Il parle peu, même à ce jeune collègue verbomoteur qui tente de le convaincre de vendre ses cassettes, dont celle de Lou Reed.

Sa solitude n’a pourtant rien de triste. On se surprend même à envier le plaisir évident qu’il tire de chaque petit geste dans le décor surréaliste de ces toilettes publiques signées par de grands noms du design. Il s’assure de n’oublier aucune tache en scrutant l’arrière des cuvettes avec un miroir de poche. On voit peu le légendaire quartier Shibuya, mais on découvre comment un lieu d’aisance transparent s’opacifie.

Le komorebi comme un mode de vie

Le midi, en savourant son sandwich, Hirayama dégaine son petit appareil Olympus argentique pour croquer le jeu de lumière à travers les feuilles. Il a des boîtes et des boîtes de photos soigneusement rangées dans son placard. Une collection de komorebi dont lui seul connaît la valeur.

Quand, un jour, il découvre une feuille avec un jeu de tic-tac-toe glissée sur le côté d’un évier, il ajoute un X et la remet là où il l’a trouvée. Il poursuit la partie les jours suivants avec un joueur invisible, le sourire aux lèvres.

On parle souvent de l’anonymat des villes, mais rarement de ces protagonistes qui créent en nous des sortes de komorebi en traversant notre champ de vision. Comme cet itinérant excentrique dansant, cette nièce en fugue ou cette jeune femme timide grignotant son sandwich en silence. Comme cette danse des feuilles entre l’ombre et la lumière qui «existe une fois, à ce moment», précise l’inscription qui apparaît après le générique du film.

À la manière d’Hirayama, je m’accroche aux rayons de soleil dans les feuillages comme dans les visages. De mes voyages les plus marquants, j’ai surtout rapporté une collection de moments anodins pour quiconque ne les a pas vécus là, à cet instant précis. Quand la poésie traverse le regard d’un inconnu, une pousse d’arbre ou un bout de ciel, je me surprends moi aussi à sourire sans raison apparente. C’est au-delà du voyage et du lieu: c’est la reconnaissance de la beauté de l’infiniment petit dans l’infiniment grand. Le triomphe du banal alors que tout nous pousse à chercher l’extraordinaire.

Parce que tout n’existe qu’une fois, à ce moment précis, et qu’en être le témoin est déjà un petit miracle en soi.

P.S. En attendant de retourner voir Perfect Days, la bande sonore, composée de plusieurs chansons iconiques, joue en boucle dans mes oreilles.