Éditorial

Auteur(e)

Jean-Benoît Nadeau

Chroniqueur au Devoir et collaborateur au magazine L’actualité, Jean-Benoît Nadeau a publié plus de 1 000 reportages et chroniques, remporté deux douzaines de prix journalistiques et littéraires, signé huit livres, vécu dans trois pays, élevé deux enfants et marié une seule femme.

Tragédie dans les CHSLD: le fléau n’est pas le virus

Dans sa lutte à la COVID-19, le gouvernement du Québec aurait pu réaliser un quasi-sans-faute, n’eût été le désastre des CHSLD.



Mais si on fait abstraction des souffrances des aînés les plus vulnérables exposés au coronavirus, dont quelques milliers périront sans aucun doute, c’est le Québec au complet qui devrait rougir de cette honte collective d’avoir à ce point laissé aller les choses et négligé nos aînés. Nous sommes tous concernés et majoritairement fautifs.

Le désastre confère à la tragédie – le mot n’est pas trop fort – pour la simple raison que ce qui se passe était annoncé. Cela fait plus de 15 ans que les groupes comme le Réseau FADOQ et les organismes impliqués dans le milieu, jusqu’au Vérificateur général du Québec, produisent des mémoires et des rapports qui, tous, sans exception, dénoncent les mauvaises conditions de travail des employés, les ratios de personnel insuffisants, la négligence institutionnelle tolérée par des gestionnaires à compétences et à performances inégales, plus ou moins encadrés, du moins au privé, et trop souvent aux prises avec leur budget. Le manque de soutien, d’entretien, d’activités stimulantes, l’absence d’air conditionné, l’incapacité de laver régulièrement ou assez souvent les résidents, la nourriture souvent infecte, les cas d’abus physiques et en tous genres, lequel de ces problèmes n’a pas défrayé la manchette à répétition au cours des 20 dernières années?

Et pourtant rien ne bougeait, tout simplement parce que tout tenait malgré tout. De peine et de misère, mais ça tenait. Grâce à quelques employés dévoués, mais surmenés, grâce aux proches aidants, grâce aux bénévoles et grâce aux infirmières qui, comme dans tout le réseau, portent le système à bout de bras. Tout tenait… jusqu’à ce qu’apparaisse un invisible virus, de quelques microns à peine, mais particulièrement féroce pour les personnes âgées. Et soudain, tout s’effondre ou presque. Un peu comme cette bosse qu’on a négligée par peur, par nonchalance et qui se révèle cancéreuse des années plus tard. Comme cette dent ébréchée qu’on n’a pas traitée et qui nécessite un traitement de canal au lieu d’une simple réparation.

Dans les établissements les plus mal gérés, le personnel déserte, les résidents sont laissés à eux-mêmes dans leurs excréments, on en a même vu mourir de soif et d’inanition. Il y a des morts qui traînent – au Québec, en 2020. Une honte. Mais rassurez-vous, bonnes gens: les résidents paieront quand même leur loyer le 1er mai. Et au privé, on l’a appris avec stupeur, loyer qui peut atteindre plusieurs milliers de dollars.

Mais gardons-nous bien de ne pointer que les gestionnaires ou propriétaires et le ministère. Dans ce dossier de la honte, personne n’est innocent. Le gouvernement, les gestionnaires, les employés, les syndicats, les médias, nous les citoyens, les enfants, petits-enfants de ces résidents – tout le monde savait. Si un virus peut faire de tels ravages, c’est parce que le véritable fléau n’est pas le virus, mais l’indifférence générale de la population – de toute la population, du premier ministre au dernier arrière-petit-neveu. Certes, il y a des élus, des gestionnaires, des employés, des syndicalistes, des proches aidants qui ont la cause à cœur, et des journalistes qui ont enquêté et dénoncé, mais leur dévouement ou leurs actions n’ont pas suffi pour secouer le joug de l’indifférence générale qui pourrit le système depuis 20 ou 30 ans.

À commencer par le gouvernement – les gouvernements, devrait-on dire. Libéral, péquiste, caquiste; tous les partis doivent faire leur mea culpa. Le premier ministre lui-même, qui a été ministre responsable en 2002-2003, et dont le dernier budget – présenté quatre jours avant le début du confinement – ne comportait rien pour les CHSLD et pratiquement rien pour les personnes âgées.

On a beau chercher, on ne trouve aucune décision gouvernementale qui ait réellement favorisé les CHSLD depuis 20 ans. Le désastre n’aurait pas plus été évité avec le beau projet des Maisons des aînés si le ratio infirmière/patient y est aussi faible et le nombre de bénéficiaires aussi élevé qu’en CHSLD. Et si les proches des patients y étaient aussi absents. De temps à autre, on est parvenu à mettre quelques pansements sur des scandales, pour donner plus d’un bain par semaine ou refaire les menus pour remplacer les patates en poudre. Mais rien qui touche en fait à l’essentiel, qui est d’assurer la protection, le bien-être permanent des résidents. Au contraire, c’est à une accumulation de mauvaises décisions dans le sens de la centralisation et de la surmédicalisation du système qu’on doit cette négligence coupable des personnes âgées et des déficiences des soins à domicile (entre autres, car les déboires actuels du système de protection de la jeunesse découlent des mêmes décisions). 

Photo: Bret Kavanaugh, Unsplash

Une responsabilité partagée

Blâmer les seuls élus serait trop simple, car les gestionnaires chargés d’assurer le quotidien, le suivi et la surveillance ont la lourde responsabilité d’avoir échoué lamentablement. En a-t-on vu seulement un se mettre la tête sur le billot pour dénoncer sa hiérarchie? Non, bien sûr. Ce n’est pas pour rien que trois ordres professionnels enquêtent sur ce qui s’est réellement passé à l’Institut universitaire de gériatrie (un CHSLD public) et à la Résidence Herron (privée), où le rôle du CIUSSS concerné est loin d’être clair.

Si l’affaire de la Résidence Herron a été dénoncée, c’est d’abord grâce aux infirmières de l’hôpital St. Mary’s qui ont tiré le signal d’alarme après avoir constaté l’état d’abandon qui y régnait. Les infirmières de St. Mary’s et du système en général font honneur à leur profession et, dirions-nous, au genre humain. Cette capacité d’indignation et cette implication citoyenne semblent avoir fait défaut à d’autres professionnels ou travailleurs.

Mais ne blâmer que des administrateurs et des élus serait aussi trop facile. On voit actuellement des milliers d’employés de la santé déserter leur poste, à plus forte raison dans les CHSLD. Ils sont mal payés et mal organisés, certes, mais où est le sens de la mission, de la solidarité, le bon sens humain devant le fléau? Comment justifier que des milliers d’entre eux, non affectés par le virus, aient choisi de déserter? Ils n’ont pas tous un enfant ou un conjoint asthmatique…

Il faut aussi jeter un blâme aux syndicats, qui cultivent des rigidités là où il faudrait de la souplesse. Depuis quelques années, ceux-ci refusaient que le gouvernement libéral (en 2015), et plus récemment celui de la CAQ, autorise une bonification particulière du salaire des préposés aux bénéficiaires sous prétexte que tous les employés devaient profiter d’une même hausse au pourcentage. Il aura fallu la crise actuelle pour que les syndicats acceptent, la semaine dernière, du bout des lèvres, l’idée que cette proposition avait un certain mérite. Bien sûr, les syndicats dénoncent les ratios trop élevés et certaines conditions, mais c’est presque toujours dans l’angle de la protection de leurs membres.

Et il y a la honteuse indifférence de la population. Marguerite Blais est venue nous rappeler que seulement 10% des résidents des CHSLD reçoivent une visite régulière d’un parent ou d’un ami. On ignore où elle a pris son chiffre, mais même à 25%, ça ne serait pas brillant. Les habitués des CHSLD le savent: on y retrouve bien souvent les mêmes visiteurs... On frémit à imaginer le niveau d’indifférence dans la population, qui confère à l’indécence, et qui appelle certainement à un examen de conscience.

Hormis l’épisode des bains par semaine et des patates en carton, qui ont frappé l’imaginaire collectif, a-t-on vu les citoyens exiger, frapper du poing, pour de meilleures conditions? A-t-on vu les citoyens se porter volontaires pour aider, entretenir, favoriser un milieu de vie? On manque tellement de volontaires que le gouvernement doit appeler l’armée en renfort – mille soldats – pour trouver à s’occuper de ses citoyens méritants qui ont bâti le Québec d’aujourd’hui. Aucune manifestation dans les rues pour le sort de nos aînés. Et pourtant c’est notre propre avenir qui s’écrit au gré des ratés du système…

Comment, comme société, en est-on arrivé à tolérer que nos parents, grands-parents et arrière-grands-parents soient ainsi traités? Honte sur nous tous. Mais maintenant que la chose qu’on ignorait nous explose en pleine figure, il faudra bien le régler, le problème. Les solutions sont connues: elles sont inscrites dans tous les mémoires et rapports depuis 20 ans. Qu’on les applique, et vite, avant que nous crevions tous, non pas de la COVID, mais de honte.

 

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Jean-Benoît Nadeau

Chroniqueur au Devoir et collaborateur au magazine L’actualité, Jean-Benoît Nadeau a publié plus de 1 000 reportages et chroniques, remporté deux douzaines de prix journalistiques et littéraires, signé huit livres, vécu dans trois pays, élevé deux enfants et marié une seule femme.