Le puzzle Anne Hébert
Le 22 janvier prochain, cela fera 20 ans que l’écrivaine Anne Hébert nous a quittés. À la rescousse de notre tendance à oublier arrive une extraordinaire biographie sur cette femme qui a été en son temps la fierté du pays grâce à ses mots, tout en demeurant une énigme. Avec Vivre pour écrire, qu’elle a mis une quinzaine d’années à rédiger, la journaliste Marie-Andrée Lamontagne jette un éclairage inédit sur une œuvre complexe en racontant à quoi a pu ressembler l’existence de cette auteure secrète qui a consacré sa vie à l’écriture.
La devise du Québec est intimement liée à Anne Hébert. On doit le «Je me souviens» à son grand-père maternel, Eugène-Étienne Taché, qui fut entre autres l’architecte du Parlement de Québec. Ce n’est pas le seul de ses ancêtres à être fameux. Il y a dans la généalogie de l’écrivaine le premier ministre du Canada-Uni Étienne-Paschal Taché, le sculpteur Louis-Philippe Hébert, le seigneur Nicolas Juchereau de Saint-Denys, le poète de Saint-Denys Garneau. On compte aussi dans ses ancêtres une foule de personnages à roman. Pour Kamouraska, elle s’inspirera d’un fait divers impliquant un membre du rameau Taché, Achille, assassiné par l’amant de sa femme, un médecin anglais.
La matrice
Anne Hébert s’insère dans la chronologie de cette lignée célèbre en 1916. L’aînée de Maurice Lang Hébert et de Marguerite Taché naît le 1er août à Sainte-Catherine-de-la-Jacques-Cartier, en pleine nature sauvage, sans médecin. Elle est élevée dans les beaux quartiers de la haute-ville de Québec, ce qui nous vaut plusieurs pages intéressantes sur la vie dans la Vieille Capitale au début du XXe siècle. La famille a un statut, mais pas vraiment de fortune. Le père, fonctionnaire féru de poésie au point d’en écrire lui-même, est limité dans ses ambitions par une santé fragile. La mère donnera naissance, après Anne, à quatre enfants, dont un meurt à la naissance. Comme son mari, elle est souffreteuse. Anne Hébert, elle-même, n’en mène pas large. Maigrichonne et souvent malade, on lui diagnostique en 1939 une tuberculose, comme son père.
Pendant cinq ans, la jeune fille met sa vie entre parenthèses pour s’économiser, si possible se soigner. «Ces années seront l’incubateur de presque toute l’œuvre de fiction à venir», statue l’auteure Marie-Andrée Lamontagne.
L’autre source majeure d’inspiration sera un paysage, celui de Sainte-Catherine-de-la-Jacques-Cartier, où les Hébert ont une maison d’été. Ce lieu escarpé, où coulent des eaux vives, et la densité des arbres créent des forêts noires que l’imagination peut facilement transformer en forêts enchantées ou hantées. Anne Hébert en fera son paysage intérieur, auquel elle se référera pour créer des histoires fantastiques, rudes ou violentes qui feront sa signature.
À la découverte des pièces manquantes
L’œuvre d’Anne Hébert est là, on l’a encensée, critiquée, étudiée, adaptée au cinéma, mais pour la première fois, on l’éclaire de faits nouveaux. De fait, la biographie Vivre pour écrire complète le puzzle Anne Hébert, auquel il manquait des morceaux. Ceux de l’intimité notamment.
L’écrivaine, qui était très jalouse de sa vie privée, a toujours manœuvré pour laisser parler ses écrits à sa place. Mais voilà que 20 ans après sa mort, le portrait se raffine grâce à cette somme de Marie-Andrée Lamontagne, extrêmement bien documentée, écrite avec élégance, empreinte de respect pour son sujet, mais sans complaisance.
L’ouvrage est riche d’extraits de l’abondante correspondance qu’entretenait Anne Hébert. Ces lettres, qui ne sont pas des exercices de style, mais des instantanés de vie quotidienne, révèlent sa simplicité, sa timidité, sa discrétion, l’attachement à sa famille qui est aussi fort que son besoin de s’en éloigner. D’autres missives témoignent plutôt de sa détermination ou de son acharnement devant les manuscrits qui lui résistent. Il y a aussi dans les confidences à son frère ou à ses amis proches des rappels constants de sa santé fragile, des aveux de frugalité, des états d’âme d’expatriée. Anne Hébert, dont tous vantent la beauté juvénile, est une femme ordinaire qui fait ses courses, son ménage, vit seule tout en cultivant de profondes amitiés féminines. Ah oui, elle fréquente épisodiquement un homme de la haute bourgeoisie française… et elle aime les chats. Voilà pour l’intimité longtemps préservée.
Pour ce livre, plusieurs maisons d’édition, dont le Seuil, ont consenti à ouvrir leurs archives. Ce que Marie-Andrée Lamontagne a déniché en dit long sur le rapport de l’auteure québécoise avec les codes du milieu de l’édition. Cela nous donne droit aux jugements extrêmement durs que les éditeurs ont portés sur ses manuscrits (dans le but bien sûr de les améliorer), aux montants payés pour son travail, aux tractations pour obtenir les fameux prix littéraires qui font foi de tout, aux tirages et résultats de vente. Ces dernières informations nous font réaliser qu’Anne Hébert, bien que très respectée en France, ne connaîtra jamais dans l’Hexagone un succès aussi grand qu’au Québec, où pourtant elle ne vit pas.
La biographie est aussi riche de témoignages recueillis sur une quinzaine d’années auprès de ses amis canadiens et de ses connaissances dans le monde de la francophonie, mais aussi auprès des bonnes, des logeuses et des concierges qui feront partie de sa vie. Un Jean-Marie Borzeix, directeur littéraire aux éditions du Seuil, dira au sujet du relatif anonymat d’Anne Hébert en France qu’il arrangeait l’écrivaine, qui pouvait ainsi se consacrer totalement à son art dans la solitude et l’indifférence. «Cela lui permettait d’échapper à la pression du public», conclut-il.
Le livre tente aussi de nous faire comprendre comment Anne Hébert a réussi à rester aussi québécoise dans ses écrits malgré l’éloignement, et d’où vient toute cette furie contenue dans son œuvre. L’écrivaine féministe Hélène Cixous donne cette réponse :
«Elle était inspirée, portée par la puissance du fantasme, et elle savait que cet univers-là était ce qui lui appartient. Elle n’avait aucune connaissance du travail textuel. Elle atteignait les hauteurs de la littérature portée par son souffle et par les acquis de l’inconscient, même si elle n’aurait jamais utilisé ce mot.»
Voilà une déclaration, tout un livre du reste, qui donne envie de retourner à l’œuvre d’Anne Hébert.
Raconter une vie consacrée à l’écriture
Marie-Andrée Lamontagne n’a pas la prétention d’avoir saisi la clé de l’énigme Anne Hébert. Elle avoue que cette vie intérieure est trop «riche, imprévisible, insaisissable». Elle s’est simplement appliquée à donner «une réponse à la question que se pose quiconque a fait du verbe écrire un verbe intransitif: comment vivre et écrire?». Pour la biographe, Anne Hébert y a répondu par sa vie.
Le portrait qu’elle nous fait de cette vie est comme le puzzle, pas une image lisse et définitive, mais le résultat d’une multitude de morceaux, dont certains manquent encore d’ailleurs. Des archives sous scellés jusqu’en 2099 apporteront sans doute un jour d’autres lumières sur cette vie, mais pour le moment, Vivre pour écrire est une grande contribution à la littérature québécoise, un livre qui procure de belles heures au lecteur qui s’y plongera, qu’il soit ou non un connaisseur de l’univers d’Anne Hébert.