7 mars 2023Auteur : Richard Migneault

Livres de la semaine

Les mangeurs de nuit, Marie Charrel

Chaque roman de Marie Charrel nous raconte une histoire passionnante, documentée, et avec une qualité de langue provoquant plaisir de lire et émotion. La plus récente œuvre de cette journaliste du journal Le Monde ne fait pas exception à «sa» règle. Les mangeurs de nuit est un roman génial, à mettre entre toutes les mains.

Vous le savez, je m’en suis fait une mission personnelle, je crois énormément à la littérature québécoise et je fais tout en mon possible pour en faire la promotion. Cependant, mon amour des livres d’ici ne souffre d’aucun chauvinisme! Partout dans le monde, des auteurs écrivent des romans et certains méritent grandement qu’on s’y attarde. En ce qui me concerne, Marie Charrel est une de ces auteures qui attire l’attention pour la qualité et la variété de ses romans, et aussi par la richesse de son écriture.

Ces dernières années, Marie Charrel nous a raconté la vie fascinante de la peintre Yo Laure dans Je suis ici pour vaincre la nuit, le parcours trépidant d’une jeune femme qui doit approcher Jean Seberg et les Black Panthers dans Une nuit avec Jean Seberg et elle nous a charmés avec les danseurs de flamenco, l’histoire des jumeaux Rubinstein pendant la Seconde Guerre mondiale, dans Les danseurs de l’aube.

Comme Québécois, je me rappelle le magnifique livre de Sylvie Laliberté, Quand j’étais Italienne, qui raconte raconte les stigmates qu’a laissés sur leurs enfants l’emprisonnement de plusieurs Italiens pendant la Seconde Guerre mondiale sur la seule justification de leurs racines italiennes. Cette horreur de notre passé m’avait complètement bouleversé. Avec son nouveau roman, Marie Charrel nous raconte une histoire qui se passe en Colombie-Britannique et qui retrace les malheurs de la communauté japonaise pendant cette même guerre. Quatre mille kilomètres de distance, mais les mêmes sentiments d’injustice, les espoirs d’une vie meilleure déçus et la honte de tes origines qui te collent à la peau.

«Après le coucher du soleil, les mangeurs de nuit grignotent l’obscurité de leur bouche gourmande; ce sont des points lumineux que l’on voit danser dans les bois.» - Page 38

L’histoire

Sur le bateau qui mène Aïka, une jeune femme japonaise, vers sa nouvelle vie en Amérique, celle-ci regarde la photo de son fiancé qu’elle épousera à son arrivée au Canada. Tous les rêves sont permis, tout est possible… sauf, peut-être, ce qui se cache derrière cette photo. La déception sera totale: un mari bien différent de celui dont elle a fantasmé sur la photo, sa richesse inexistante, son entreprise ayant fondu au soleil et le château ayant pris des airs de maison plutôt décrépite. Son idéal canadien s’écroule.

Elle découvre un mari rêveur qui n’a pas les moyens de ses rêves. Une fille, Hannah Hoshiko, naît de cette union. Cette enfant aura une relation très proche avec son père, peuplée de contes et de légendes, et subira l’indifférence cruelle de sa mère. Elle portera, comme ses deux prénoms en elle, deux cultures, japonaise et canadienne.

«Les histoires. Mon père affirmait qu’elles sont des filles du vent, pareilles à des petites fées errant dans l’immensité du ciel, perdues, jusqu’à ce qu’elles rencontrent un conteur disposé à les libérer par ses mots.» - Page 190

Quelque part dans la forêt vit un homme, Jack, loup solitaire en harmonie complète avec la nature. En tant que creekwalker, il parcourt les ruisseaux et les rivières de la forêt pour compter les saumons. Depuis le départ de son frère pour la guerre, il vit seul, protège sa forêt et s’imprègne des légendes autochtones, de leur mode de vie et de leur spiritualité.

Puis, il croise sur son chemin une légende, un ours blanc, une créature qui n’existe que dans les mythes anciens. Une vision? Non, sûrement pas, car il découvre, tout près, une jeune fille, inconsciente, blessée gravement par les griffes de cette bête «imaginaire».

Émaillées dans tout le récit, nous suivrons dans les journaux locaux les péripéties de quatre voleurs dévalisant les maisons de la région. Qui sont ces quatre personnes, habillées drôlement, qui subtilisent vêtements, outils et denrées et qui se cachent dans la forêt? Et on se demande, avec raison, quel est le lien avec le récit principal. Faisons confiance à l’auteure, en pleine maîtrise de son intrigue…

Dans cette forêt canadienne qu’elle décrit superbement, les solitudes de Jack et de Hannah s’uniront dans une relation trouble, marquée par leur propre histoire, le sentiment d’être exclus, d’être rejetés, de n’avoir pu sauver ceux qu’ils aimaient tout en partageant leurs cultures et les légendes qui les peuplent.

Mon avis

Ce roman est une pure merveille! Chaque page apporte son lot de poésie, de ravissement devant une nature qui attire et qui fait peur, habitée par des légendes, des mythes qui hantent autant la forêt que l’esprit des personnages… Et le nôtre! Le fantastique, même s’il n’apparaît pas dans le roman, frôle allégrement le front du livre et laisse une trace furtive, grâce à la magie de l’écriture de Charrel.

Marie Charrel nous transporte avec son regard plein de tendresse vers ces deux personnages, leurs difficultés à s’adapter au monde dans lequel ils ne veulent pas vivre. Ou du moins, celui qui les a rejetés.

Bien sûr, il y a un mystère qui se dissimule derrière ce passé pas si éloigné et qui a laissé des traces dans le cœur des enfants orphelins, déracinés de leur passé, de leur pays. L’auteure nous raconte ces sagas familiales en y ajoutant une dose de mystérieux, où elle lance aux lecteurs des pistes vers la découverte graduelle d’une vérité bien cachée.

Les mangeurs de nuit est un grand roman. Un roman de l’exclusion, du rêve peuplé de légendes, avec des personnages solitaires, solidaires et résilients. De la première à la dernière page, le lecteur sera enveloppé par une histoire prenante, bien documentée, sans aucune longueur et dans une langue superbement écrite. Tout pour plaire! Je vous le conseille sans aucune restriction et je vous encourage à découvrir les autres romans de cette talentueuse auteure qui saura vous émouvoir, par l’histoire qu’elle raconte et la beauté de ses personnages. Plus humains que nature!

«Peu importe ce que la vie t’arrache: tu pourras toujours le lui reprendre avec les mots.» - Page 66

Bonne lecture!

Les mangeurs de nuit, Marie Charrel. Éditions de l’Observatoire. 2023. 296 pages