La chronique Voyage de Marie-Julie Gagnon

Auteur(e)
Photo: Mélanie Crête

Marie-Julie Gagnon

Auteure, chroniqueuse et blogueuse, Marie-Julie Gagnon se définit d’abord comme une exploratrice. Accro aux réseaux sociaux (@mariejuliega sur X et Instagram), elle collabore à de nombreux médias depuis une vingtaine d’années et tient le blogue Taxi-brousse depuis 2008. Certains voyagent pour voir le monde, elle, c’est d’abord pour le «ressentir» (et, accessoirement, goûter tous les desserts au chocolat qui croisent sa route).

Entrevue avec Christiane Germain, éternelle optimiste

Au-delà du succès du Groupe Germain, qu’elle a bâti pierre par pierre depuis 1988 avec son frère Jean-Yves, Christiane Germain fait partie des personnalités rassembleuses et en vue de l’heure. Son franc-parler, son charisme et son aplomb lui ont permis de se tailler une place de choix dans l’espace médiatique.



C’est après avoir piloté les restaurants Cousin Germain et le Café Saint-Honoré, suivant les traces de ses parents, Huguette et Victor, que le tandem a souhaité explorer le monde de l’hôtellerie. Aujourd’hui, 18 propriétés sont sous les bannières Le Germain, Alt et Escad dans différentes provinces canadiennes et les enfants des fondateurs jouent tous un rôle dans l’entreprise.

Christiane Germain incarne parfaitement les valeurs véhiculées par l’entreprise. Qu’elle monte au front pour défendre une cause qui lui tient à cœur ou qu’elle dénonce une injustice, on la sent d’abord animée d’une profonde humanité. Au fil du temps, j’ai eu l’occasion d’interviewer plusieurs membres de la famille, mais je n’avais encore jamais échangé avec Christiane Germain plus de quelques minutes. Résumé d’une discussion téléphonique d’une heure réalisée à la fin de février, où il a été question du passé, du présent et d’un futur qu’elle imagine radieux malgré tout. De quoi requinquer les plus pessimistes et faire vibrer notre corde féministe!

En 30 ans dans le monde de l’hôtellerie, quels événements ont été pour vous des moments déterminants?

Je ne suis tellement pas bonne pour répondre à ces questions-là! C’est incroyable comment j’oublie. Ma vie va vite – comme celle de tout le monde. J’ai aussi tendance à oublier les sentiments que j’avais à un moment précis, qui ont motivé certaines décisions.

Oubliez-vous plus facilement le négatif?

Absolument. Ça va un peu avec mon métier. Dans mon travail, que ce soit quand j’ai commencé dans la restauration ou après, quand je me suis dirigée vers l’hôtellerie, c’est un domaine où la discrétion devient une seconde nature. On ne répète pas ce qu’on voit ou entend. On dirait que pour être sûre ne pas répéter, je l’oublie! (Rires)

Cette discrétion implicite au métier d’hôtelier influence-t-elle aussi l’humaine derrière?

J’ai vu des choses dont je me souviens seulement quand quelqu’un me les rappelle. Par exemple, j’écoutais une entrevue à la télévision il n’y a pas très longtemps à propos de Tom Hanks. Ça m’a rappelé qu’il est déjà resté chez nous, à Montréal et à Québec. Contrairement à d’autres hôteliers, ça n’a jamais été dans notre ADN d’utiliser les personnalités pour faire la promotion de nos hôtels. Ce n’était pas un homme compliqué, mais comme tous les artistes américains, il a réalisé que les Montréalais savent comment composer avec les gens connus et qu’il n’avait pas besoin du même encadrement que dans certaines villes américaines. […] Je me souviens qu’à Québec, il avait compris qu’il pouvait circuler assez librement. À notre hôtel, il avait déjeuné en bas comme tout le monde. Je savais qu’il était là, alors je suis allée le saluer. J’ai pris un café avec lui. C’était hyper-relax, il a été très gentil. L’idée de prendre une photo – à l’époque, on n’en prenait pas comme aujourd’hui – ne m’est jamais venue, alors je n’ai pas de souvenir de cette rencontre. Donc, une longue réponse pour dire que je ne me soucie pas de grand-chose (rires)!

Quels ont été les plus grands apprentissages de ces 30 années dans l’hôtellerie?

Nous venons du milieu de la restauration. J’ai grandi dans un milieu très entrepreneurial et du service à la clientèle. Il y a deux choses que j’ai apprises de mes parents: être à l’écoute des clients et savoir les surprendre. Les écouter et leur donner ce qu’ils veulent n’est pas ce qui crée des expériences. Pour créer une expérience, il faut les surprendre un peu. Ce sont des choses qui ne s’appliquent pas seulement à la restauration et à l’hôtellerie, d’ailleurs, mais à tous les métiers en relation avec le client.

L’hôtellerie, c’est aussi cela: écouter le client, mais se projeter un peu en avant pour faire en sorte qu’il ait envie de revenir. […] Nous voulons qu’il reste longtemps et qu’il revienne.

Parmi les choses qui ont marqué le monde de l’hospitalité au cours des dernières années, il est difficile de passer à côté d’Airbnb. Comment avez-vous vécu son arrivée?

Vous avez raison, c’est un segment de l’hébergement qui a bouleversé – un disruptor –, comme d’autres exemples dans d’autres industries. Honnêtement, je ne suis pas en opposition face à ça – au contraire. Je pense que ça permet à des gens qui ne pouvaient pas voyager avant de le faire. Moi, le problème que j’ai et qui n’est pas encore résolu, c’est l’inéquité fiscale. Ça s’applique aussi aux autres. C’est un problème de société: ce n’est pas un problème de produit. Il y a de l’enrichissement personnel qui se fait au profit des communautés. C’est un problème de conscience et non de produit.

Est-ce qu’Airbnb a changé autre chose pour vous?

Non. La compétition «égale», je n’ai pas de problème avec ça. […] C’est à moi de me démerder, de faire en sorte de maintenir ma part de marché et que les gens aient encore le goût de venir à l’hôtel. Ça, c’est ma job. Je n’ai pas de problème. Par contre, quand les conditions ne sont pas égales, ça, ça m’énerve.

En vous entendant vous prononcer sur différents dossiers, on se demande forcément si vous allez finir par faire le saut en politique…

Non. J’ai été approchée à quelques reprises et, une fois ou deux, j’y ai pensé sérieusement parce que j’ai énormément de respect pour les politiciens. Je crois encore que la politique peut faire changer des choses. Je ne suis pas blasée. Comme dans n’importe quoi, il y a des bons et des moins bons, mais dans l’ensemble, je pense qu’on est bien servis au Canada. Nous avons des gens de valeur qui font de la politique et que je respecte.

Après y avoir réfléchi sérieusement, parce que je pouvais le faire, j’ai décidé de ne pas y aller parce que j’étais trop impliquée dans ma business, dans mon organisation. C’est ma façon à moi de faire de la politique et de m’impliquer. La pandémie a été très dure, nous avons dû faire des mises à pied très importantes. Notre business a été très touchée par tout ça. Mais il reste que lors des 30 dernières années, j’avais la responsabilité de créer et de maintenir des emplois. De faire en sorte que des gens vivent de notre entreprise… C’est ma façon à moi de jouer un rôle dans la société. J’ai fait ce choix. Mais quand j’ai quelque chose à dire, je le dis!

C’est un choix irréversible?

Oui, c’est un choix irréversible. Et c’est bien correct.

La pandémie a eu un impact majeur sur toute l’industrie. Quel bilan faites-vous, un an après?

Je garde espoir et je continue à avoir confiance qu’il y aura une belle suite malgré tout. Je suis assez positive. Comme tout le monde, j’ai hâte que ça finisse. Je continue à être très positive sur la reprise de notre industrie.

Avez-vous dû fermer des hôtels au cours de la dernière année?

Nous en avons fermé cinq au tout début, dans les villes où nous en avions deux. Et nous les avons rouverts à la fin de l’été. Nous n’avons pas refermé depuis.

Le Groupe Germain était sur une belle lancée au moment où tout a été mis sur pause. Les hôtels Alt + sont devenus Escad, vous aviez des chantiers en cours et de nombreux projets un peu partout… Qu’est-ce qui était au programme?

Nous allions ouvrir dix hôtels d’ici 2025. Quand la pandémie est arrivée, nous en avions deux en construction, à Ottawa et à Calgary, alors nous avons arrêté ces chantiers-là. Nous dépensons beaucoup d’énergie à nous maintenir la tête au-dessus de l’eau. Nous avons hâte de nager!

Avez-vous une idée de ce qu’il adviendra de ces projets?

Nous verrons. C’est un peu tôt pour dire exactement ce qui va se passer. Notre souhait est de reprendre. […] Il faut penser qu’une construction prend de 18 à 24 mois. J’ose espérer que nous pourrons parler au passé de cette aventure pandémique. À la fin de cette année, nous serons probablement en mesure de savoir ce que nous ferons.

Des travaux de rénovation ont aussi été mis sur pause. Que pensez-vous prioriser au moment de la reprise?

Je ne sais pas quoi vous dire là-dessus. Je ne suis pas là. Des bâtisses vont peut-être se retrouver disponibles. Je pense à un marché comme Vancouver, où nous ne sommes pas présents. Ça fait des années que nous souhaitons y être. Peut-être que des bâtisses auront besoin d’être reconverties et qu’il y aura des opportunités pour nous. Je ne sais pas. On verra! Il faut rester ouvert à toutes sortes d’options et d’opportunités. L’année dernière, nous nous dirigions vers notre meilleure année à vie et ce fut notre pire année à vie. Il ne faut pas trop dépenser d’énergie à prévoir parce qu’on ne sait pas ce qui nous pend au bout du nez.

Y a-t-il des choses positives instaurées pendant la pandémie qui pourraient rester après?

Sûrement… J’ose espérer. Mais est-ce que le positif vaut le trouble qu’on a eu, ce serait une autre affaire à évaluer! (Rires).

[Elle réfléchit.]

Pendant la pandémie, les responsabilités d’Hugo [son neveu] et de ma fille [Marie Pier] ont été accrues. Leurs rôles ont été modifiés un peu et ils ont pris plus de place dans l’entreprise. Je crois que ça va demeurer. C’est un élément positif de la pandémie.

Pendant qu’on parle de la famille… De l’extérieur, on se pose beaucoup de questions à propos de la cohabitation du travail et de la famille. Comment ça se passe pour vous?

Je pense que dans l’ensemble, ça se passe bien. Il y a des journées où j’en ai ras le bol et il y a des journées «wow». Mais de façon générale, on ne peut pas évaluer selon les hauts et les bas. Il faut regarder la moyenne au bâton, comme on dit. Personnellement, c’est la seule chose que j’ai connue et mon frère aussi. Mon école a été mes parents, qui ont bâti deux entreprises. J’ai vu mon père vivre des échecs. Je n’aimais pas l’école, alors je ne suis pas restée longtemps, mais j’ai appris beaucoup du point de vue pratique.

C’est ce que j’ai vécu. C’est un milieu naturel pour moi. Il y a des journées où ce n’est pas le fun, mais je serais ailleurs et ce ne serait pas le fun non plus! Vu de l’extérieur, ça amène peut-être certaines questions, mais pour être à l’intérieur, je me pose probablement moins de questions que les gens.

Avez-vous souhaité que votre fille fasse autre chose?

Ma fille a fait des études en génie mécanique, alors je ne m’attendais pas à ce qu’elle vienne travailler avec nous autres. […] Ma priorité a toujours été de faire le maximum comme parent pour ma fille, qu’elle soit heureuse. Nous avons toujours été très proches. C’était ça, ma priorité, pas qu’elle vienne travailler chez nous. Ça n’a jamais été un élément important de mon éducation avec elle.

L’été dernier, une borne permettant de faire l’enregistrement sans contact a été ajoutée au Germain Montréal. Dans un univers où l’aspect humain est si important, comment percevez-vous l’intégration de la technologie, de plus en plus courante?

Ce n’est pas que la technologie, c’est son utilisation. Il y a des bouts que je trouve exagérés, mais en même temps, je pense qu’il y aura un effet de balancier. Encore une fois, je crois beaucoup en l’humain. Je ne le dis pas parce que j’ai des lunettes roses tout le temps. Je sais qu’il y a de la méchanceté chez l’humain, mais de façon générale, je crois que la bonté finit par prendre le dessus. On le voit avec la pandémie: le côté humain et émotif… Nous parlons beaucoup de la maladie mentale, des effets du manque, que ce soit de voir, de sentir, de toucher les gens. Je pense que nous arriverons à un point où la technologie continuera d’être importante, mais le côté humain reprendra une place. Je regarde chez les enfants comment les choses se passent. J’ai une petite-fille de 10 ans et nous parlons un peu de ça. J’ai confiance que la technologie sera bien utilisée, par exemple pour nous permettre de passer du temps de qualité avec les gens qu’on aime. C’est peut-être un souhait.

Nous essayons d’amener de nouvelles façons de faire en utilisant la technologie dans nos opérations, pour faire en sorte que les postes en lien avec la clientèle aient plus de valeur ajoutée.

Comme quoi, par exemple?

Avant, aux arrivées, dans un hôtel de 150 chambres, nous avions trois personnes qui s’occupaient des enregistrements des invités. Peut-être qu’en faisant les enregistrements à distance, avec une technologie plus performante, nous n’aurons plus trois personnes pour saluer et accueillir les invités dans le lobby. Peut-être qu’on en aura qu’une. Mais le rôle de cette personne-là en sera un de facilitateur. Ce rôle-là risque d’être plus important que simplement enregistrer un client et lui donner une carte. Il sera plus axé sur le relationnel que l’utilitaire.

Certaines choses peuvent être faites par une machine, mais le côté émotif, faire du bien… Ça ne pourra jamais être une machine. Dans certains cas, l’humain sera toujours nécessaire. Et la personne qui sera amenée à jouer ce rôle-là fera une plus grande différence.

Vous participez à la dixième saison de la populaire émission Dans l’œil du dragon, diffusée à Radio-Canada. Qu’est-ce qui vous plaît dans ce projet?

C’est ma cinquième année. J’ai été deux ans «dragonne régulière» et j’ai participé pendant deux ans à titre d’invitée. Cette année, ils ont repris la formule sans invité, alors je suis de nouveau «dragonne régulière». Pourquoi j’ai accepté? Premièrement, parce que je viens de vivre une année difficile. J’avais besoin de me changer les idées. Des fois, il ne faut pas se compliquer la vie!

Deuxièmement, l’entrepreneuriat sera très important dans les prochaines années, pour la reprise. L’émission est l’un des outils pour faire la promotion de l’entrepreneuriat québécois ou canadien. Ça, pour moi, c’est aussi très important. En acceptant cette année, nous nous retrouvions trois femmes sur un total de cinq dragons. Je trouve que c’est un autre beau signal à envoyer. Il y a cinq ans, il n’y avait qu’une femme sur cinq! C’est très positif, surtout que j’ai peur qu’en temps de pandémie, la place des femmes ait connu un certain recul à cause du télétravail. C’est important de réaffirmer l’importance que les femmes prennent leur place.

Cette année, j’étais un peu inquiète du niveau d’entrepreneuriat à cause de la pandémie, mais ça va être super. Depuis un an, on entend constamment que c’est la fin de ceci ou cela. C’est hyper-déprimant. Là, j’ai fait plusieurs rencontres d’entrepreneurs et la bonne nouvelle, c’est qu’il y aura une vie après la pandémie. Des jeunes sont venus présenter des projets absolument formidables. Ils vont réussir. La vie n’arrête pas ici. Ça continue et la relève est formidable. Que du positif!

La pandémie aura-t-elle amené de nouvelles idées?

Probablement. Certains entrepreneurs qui sont venus étaient en affaires avant la pandémie et se sont «revirés» sur un 30 sous. Ils sont passés au travers avec flying colors, comme on dit. Ils étaient prêts et ont pu prendre les bonnes choses pour faire le virage nécessaire. Ce qu’il est important de garder en tête est que ces jeunes-là ont entre 20 et 30 ans. Ils vont s’en souvenir, de la pandémie. Il faut arrêter de dire qu’on ne fera plus ceci ou cela. Je suis tannée de faire des deuils. Je n’en peux plus! Ce sont de faux deuils, dans certains cas. Beaucoup de gens se sont improvisés «futurologues». Je suis tannée de les entendre! Les scénarios frôlent toujours la catastrophe. Ça [côtoyer les jeunes entrepreneurs de L’œil du dragon] m’a fait du bien.

Êtes-vous une éternelle optimiste?

Je pense que oui. C’est sûr que mon verre est à moitié plein. Je vois qu’il est à moitié – je le sais qu’il est à la moitié –, mais je vois qu’il reste de la place pour le remplir.

Entre le chêne et le roseau de la fable, j’ai l’impression que les grands voyageurs choisissent instinctivement d’être le roseau, c’est-à-dire de plier pour ne pas casser. Est-ce la même chose pour les entrepreneurs?

C’est sûr. Il y a des moments dans des situations comme celle que l’on vit où l’on doit lâcher prise. Il faut se laisser porter un peu. Il a beau venter, si tu te tiens trop raide, tu vas casser. […] C’est sûr qu’il vente fort – il vente bien fort! Mais c’est ça.

Comment entrevoyez-vous l’avenir?

J’entrevois une reprise. Il faut s’ajuster. On a déjà fait des ajustements. La clientèle sera surtout canadienne. Il y aura moins de déplacements venant de l’étranger. Moins de touristes américains et européens. Nous sommes prêts. Nous aurons certains défis au niveau du personnel, mais je m’attends à ce que les gens reprennent les voyages.