La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

Un café au goût d’espoir

Malgré l’hécatombe dans le monde de la restauration, parmi les survivants de l’industrie, Mélodie Roukoz et Antoun Aoun, un couple de trentenaires d’origine libanaise, ont ouvert les portes de leur Café chez Téta, projet qu’ils caressaient bien avant la pandémie.



Je n’aurais jamais cru qu’une bouffe entre amis au resto ou qu’une boisson chaude savourée en solo devant mon ordi en travaillant dans un café de quartier allaient me manquer à ce point. Il m’apparaît désormais clair que ces instants en apparence banals du quotidien savent égayer une routine bien installée, donnent même des petits vertiges, des moments de grâce dont je ne soupçonnais pas les bénéfices sur l’humeur. Si les restos me manquent, les restaurateurs, eux, se démènent pour garder la tête hors des flots pandémiques qui accablent comme jamais le monde de la restauration. Plusieurs endroits auxquels on était attachés ont fermé leurs portes, d’autres le feront, c’est inéluctable.

Malgré l’hécatombe, parmi les survivants de l’industrie, Mélodie Roukoz et Antoun Aoun, un couple de trentenaires d’origine libanaise, étaient bien décidés à ouvrir les portes de leur Café chez Téta, projet qu’ils caressaient bien avant la pandémie. Puisque le bail de location avait été signé, que les plans avec les architectes s’achevaient, que tout ce qui avait été amorcé prenait forme, le duo d’entrepreneurs non admissible à l’aide gouvernementale ne pouvait pas retarder l’ouverture, encore moins reculer. Cette bataille, ils allaient la mener.

Mélodie Roukoz et Antoun Aoun ont ouvert les portes de leur Café chez Téta en pleine pandémie. Photo: Claudia Larochelle

Une de plus ou de moins.

Quand je passe les visiter, derrière les fenêtres ornées de peintures décoratives des Fêtes, ils s’affairent à l’intérieur du café de la rue Rachel, au cœur du Plateau Mont-Royal. Des airs de Noël égayent les lieux d’où émanent des odeurs méditerranéennes à rendre fou, sans compter la chaleur enveloppante de la place qui tranche avec le climat devenu froid. Si ce n’était pas du port du masque, des meubles et fournitures de créateurs québécois empilés dans un coin, du vide ambiant alors que tout là-bas ne demande qu’à vivre, on se croirait en mode normal dans une vie normale. Pour moi, pas de doute, ça a l’effet d’une pause dans la tempête. Un peu plus et je leur demanderais de m’installer un lit de camp. Ils rient timidement.

Les meubles et fournitures du Café chez Téta sont l'œuvre de créateurs québécois. Photo: Facebook Café chez Téta

Mélodie et Antoun en ont vu d’autres.

Vivant dans la reconstruction d’un Beyrouth jamais tout à fait remis de la guerre civile (1975-1990), ils surfaient encore sur leur jeunesse quand, en 2006, la seconde guerre du Liban vint détruire ce qui restait de la candeur de leur vingtaine. En 33 jours de combats, plus de 1 200 morts libanais, des civils pour la plupart, ont été dénombrés.

Jamais ils n’oseraient banaliser la pandémie, mais juste à voir leur calme, leur assurance, un mélange de contrôle et de pudeur, je me dis que pour eux, cette déferlante n’est rien en comparaison avec les bombes qui interrompaient la quiétude de leurs nuits. Ces nuits infernales. C’est d’ailleurs pendant l’une d’elles que Mélodie et sa famille ont fui à travers les montagnes pour venir au Québec, coin de pays d’origine de sa mère.

C’est lors d’un retour plus serein au Liban pour terminer ses études en nutrition que Mélodie s’engage avec Antoun, alors étudiant en hôtellerie. Or, malgré leur relation, malgré la beauté des paysages libanais, les nuits folles, les plages, rien ne va plus là-bas. La brillante jeune femme n’oublie pas le Québec. C’est si fort qu’elle décide de tout larguer par-dessus bord et d’y retourner.

Antoun, lui, n’arrive pas à oublier celle qui avait fait battre son cœur à l’université de Beyrouth et qui a choisi le Québec.

Un matin de l’été 2011, porté par une fougue amoureuse, il débarque à son logement de Côte-des-Neiges avec des muffins aux bleuets, son petit-déjeuner préféré. Leur histoire reprend ainsi. Quelques mois plus tard, ils se marient. L’espoir renaît. L’espoir d’une vie meilleure, malgré l’éloignement de la famille, l’adaptation au Québec, le bruit des bombes qui ne leur sort pas de la tête. Depuis, Mélodie sursaute quand elle entend un avion survoler le ciel. Elle ne supporte pas d’entendre l’explosion des feux d’artifice. Elle le sait, les thérapies ne viendront même jamais à bout des traumas.

Mais, avec Antoun, les rêves prennent forme. Parmi ceux-ci, il y a donc celui d’ouvrir un restaurant. Antoun le voit déjà ce café dans lequel il pourra servir des plats typiquement libanais, leurs spécialités de famille, comme leurs manaïches, ces pains plats maison cuits dans le four traditionnel importé du Liban. Quant à leur fattouche, je lui voue un culte secret depuis que j’y ai goûté le mois dernier. Idem pour leur muhammara.

On sert, au Café chez Téta, des plats typiquement libanais, dont les manaïches, des pains plats maison cuits dans le four traditionnel importé du Liban. Photo: Facebook Café chez Téta

L’ouverture a donc eu lieu le 14 octobre dernier. En arabe, téta veut dire grand-mère. L’emblème des lieux, c’est justement le visage de l’inspirante mamie de Antoun, à qui il voue un immense respect. Dans le chaos du temps, au cœur d’une époque qui n’est pas la sienne, dans une ville où elle n’a peut-être même jamais mis les pieds, elle veille, la téta. Pas de doute là-dessus, elle veille. Parce que ces jeunes armés de courage et de ténacité, c’est l’espoir.

Ouvert pour les commandes, notamment celles pour vos repas des Fêtes.