Fragments d’ailleurs
Si vous lisez régulièrement les récits de Gary Lawrence dans les médias québécois depuis une vingtaine d’années, vous reconnaitrez peut-être certaines de ses aventures, racontées notamment dans Le Devoir, L’actualité, Espaces, Géo Plein Air et ELLE Québec. Rien, toutefois, pour nous empêcher de savourer ces textes toujours finement ciselés, parfois grinçants, souvent saupoudrés d’une bonne dose d’humour (et de jeux de mots) et toujours lucides. Au contraire, on se dit en refermant Fragments d’ailleurs qu’il était plus que temps que l’auteur les rassemble pour leur offrir une plus grande pérennité.
C’est après avoir bourlingué en Europe et en Afrique du Nord, en 1994, que Gary Lawrence a troqué une carrière juridique pour celle de journaliste voyage. Une centaine de pays et territoires plus tard, Fragments d’ailleurs témoigne de ce parcours hors du commun en 50 récits qui nous font non seulement faire des bonds géographiques, mais aussi temporels. La date de publication originale de chaque texte n’est d’ailleurs pas mentionnée au début de chaque tranche de route, mais bien à la fin.
On se retrouve ainsi dans la Jamaïque des années 1990, à Tokyo en 2006 et au Cameroun en 2013, où du crocodile servi avec une sauce aux termites est au menu; en solo, avec un ami, en couple, en famille ou flanqué de compagnons de route qu’il n’a pas choisi, comme cette agente de voyage qui avait eu la brillante idée de rapporter un morceau de mosaïque soigneusement choisi et décroché à coups de talon dans les ruines de Carthage, en Tunisie.
Pour ma part, c’est quand sa plume se fait guillerette et un brin insolente que je le préfère, ou alors quand il découvre le monde à travers les yeux de ses enfants. Comme ce jour où, en pleine visite de l’église Saint-Germain-des-Prés, sa fille lui demande quand est prévue la visite d’une pagode, parce que «tu sais bien que je suis bouddhiste!». En cinq jours, celle qu’il surnomme sa «minidouce» s’indigne en levant les yeux («C’est écrit "Baise l’État" sur le mur. C’est dégueulasse!»), s’émerveille en empruntant une ruelle étroite («Regarde comme c’est beau, ce chemin qui rétrécit!») et attire son attention sur une foule de détails, des pâtisseries aussi appétissantes que leur note est salée aux mendiants à qui il faut, chaque fois, remettre quelques deniers.
Deux pouces six pieds sous terre, dans lequel il relate ses péripéties – et surtout ses rencontres – en stop en Oregon et en Californie en 1986, revêt aussi un caractère particulier: l’ami avec qui il a fait ce voyage «s’est bêtement fait avaler par une route alors qu’il était passager dans la voiture d’un ami» neuf ans plus tard.
De l’Isle-au-Grues au Rwanda, en passant par la France et les Marquises, c’est un bien joli voyage que nous offre Gary Lawrence. Si, dans l’introduction, ce «pessimiste qui se soigne» se montre très critique du tourisme et de ses dérives, on sent surtout, en suivant ses pas, sa curiosité et le plaisir évident qu’il prend à raconter ses périples autant qu’à les vivre (quoique certains épisodes sont plus intéressants à mettre en mots qu’à subir – comme se faire rouler à Tétouan, au Maroc). S’il n’hésite pas à relever les dérives des dernières années, il souligne aussi «qu’à chaque noirceur correspond une lumière».
Et puis, même en pleine désillusion, il parvient à nous faire sourire: «Quel espoir reste-t-il pour notre monde, ce monde entertainementeur et supercheriche qui se nourrit d’extrêmes inégalités, d’inégales extrémités, d’égales inimitiés? écrit-il dans Triste Mundo, un texte inédit. […] Acculé à la faillite de propreté, le monde a autant de plomb dans l’aile que dans l’air. Encore et toujours, il se laisse souiller par des environnementeurs dont les vaisseaux incontinents défèquent à la face même des faux sceptiques que nous sommes. Car le monde est fait d’hommes, et les hommes sont deux mains sales, et l’une ne se lave que par l’autre, dit-on chez les Peuhls.»
Ouvrir Fragments d’ailleurs, c’est comme plonger dans un sac de chips en période de pandémie: on se promet de ne pas en avaler tout le contenu d’un coup, mais on résiste difficilement à l’envie de passer à travers. N’empêche, ce livre est parfait pour voyager par procuration, comme l’indique son sous-titre, un café ou un verre de vin à la main, en plusieurs services.
Fragments d'ailleurs, Gary Lawrence. Éditions Somme Toute. 2020. 320 pages.