Ne tuons pas la beauté du monde
Parmi mes voisins, il y a Arthur. Il est octogénaire, le bel Arthur. Je dis qu’il est beau parce qu’il est toujours vêtu du même costard vert foncé serti d’une fleur en tissu à la boutonnière. La fleur, comme le reste, est un peu fripée, mais ça semble tenir le coup, malgré tout. Comme Arthur. De peine et de misère.
Un jour, j’ai su pourquoi Arthur s’apprêtait comme s’il allait aux noces. «Il joue au bingo. C’est sa joie, le bingo. Pis, là-bas… y’a une p’tite dame à qui le vieux ne ferait pas d’mal», m’a raconté le surveillant de la maison de chambres où vit le pensionnaire en habit.
Depuis la mi-mars, Arthur ne joue plus au bingo, vous l’aurez deviné. «Bof, il ne va pas fort, fort, fort. Il s’ennuie, j’pense, pis sa santé décline en ti-pépère», me racontait le surveillant des lieux, pas plus tard qu’au lendemain de l’annonce du «resserrement de vis (vices)» du premier ministre Legault, le 28 septembre.
J’irais bien lui porter quelques livres, mais ça n’a pas l’air d’être sa tasse de thé. Pas plus que le chocolat que je lui donne quand il quête un peu au coin de ma rue. Arthur veut juste jouer au bingo. Le bingo (et la dame qui venait avec, j’ose imaginer), c’était sa soupape, sa gaieté, sa raison de vivre.
Avant d’écrire ces lignes, j’ai croisé Arthur. En fait, j’ai failli m’enfarger dedans. Son petit corps amaigri gisait au sol dans ma ruelle. Tout recroquevillé dans son costard fripé, il ne portait même plus de fleur à la boutonnière. Je vous rassure, il faisait la sieste. Il dort de plus en plus parce qu’il le sait autant que nous, il ne jouera plus au bingo.
Le bingo est pour Arthur ce qu’est le théâtre pour la célibataire qui se rend au TNM ou au Trident dans l’espoir d’oublier sa solitude, dans l’espoir d’autres choses, sait-on jamais... Le bingo est pour Arthur ce qu’est le cinéma pour le père de famille que les enfants devenus grands ne viennent plus voir. «Aller aux vues» lui évite de ronger son frein, de s’ouvrir une autre bière. Le bingo est pour Arthur ce que sont les musées et les bibliothèques pour les parents qui ont fait tous les casse-têtes de la maison, même ceux des voisins, et qui cherchent comment divertir leurs flos, comment les décoller des écrans. On culpabilise vite par les temps qui courent.
En voyant Arthur tout déprimé sans sa fleur à la boutonnière, l’image forte de la poète Huguette Gaulin s’immolant devant l’hôtel de ville de Montréal, le 4 juin 1972, s’est imposée à moi. «Vous avez détruit la beauté du monde!», qu’elle avait hurlé. Cette «beauté» réside dans nos passions, donc beaucoup au sein de l’industrie culturelle québécoise qui en prend pour son rhume (s’cusez le jeu de mots). C’est connu, hein, être artiste, ce n’est pas vraiment une vraie job, non? Et la beauté, le bien que ça fait, c’est secondaire, ça ne compte pas, n’est-ce pas? Parce que c’est quand même ça, le message que ça envoie. Pfffff, la culture, qu’ossa donne?
Depuis le déconfinement des dernières semaines, avons-nous entendu parler d’une éclosion de COVID dans une salle de spectacle, dans un théâtre, un cinéma, un musée ou une bibliothèque? Je ne sais pas si un membre influent du gouvernement caquiste est allé dans un de ces endroits récemment, mais pour m’y être présentée masquée et très fébrile, comme les autres, désireuse de respecter tout ce qu’on me demandait, je peux vous assurer qu’il n’y a pas une seule de ces institutions où je me suis rendue qui a joué avec le feu. Ça devait être partout pareil. C’est si fragile. Aucune de ces directions n’aurait toléré le moindre écart aux consignes sanitaires. S’il fallait reperdre le temps retrouvé… Ça leur pendait au-dessus de la tête comme une épée de Damoclès… Puis v’lan dans les dents.
Est-ce vraiment dans ces lieux culturels qu’il y a le plus grand risque de contamination communautaire? Est-ce vraiment en fermant ces endroits pendant un mois que la pandémie va cesser? Vraiment? En refermant l’accès à la culture, je doute fort qu’il y ait moins de cas de COVID au Québec dans 30 jours. Du moins, je ne crois pas que ce soit là exactement que le bât blesse. Cherchons ailleurs. Ça se passe ailleurs. Le virus n’aime pas la culture, ah, ça, non…