La Presse se réinvente
C’est, en soi, une petite révolution : après 131 ans d’existence, le quotidien de la rue Saint-Jacques, La Presse, s’est complètement réinventé. De sa version papier, il ne subsiste désormais qu’une édition hebdomadaire qui sort les samedis. Quant à la version quotidienne, La Presse +, elle n’existe qu’en version tablette. Seul son nom rappellera que ce média est issu de la bonne vieille presse à papier de Gutenberg.
Cette transformation représente un pari très ambitieux. Dans un univers finalement assez conservateur, celui de la grande presse quotidienne, la transformation de La Presse est quasi unique au monde. Et l’expérience est suivie avec beaucoup d’intérêt par les éditeurs des cinq continents.
Il faut saluer la volonté de l’actionnaire, Power Corporation, de faire les choses autrement. En 2013, la création de la plateforme technologique de La Presse + avait coûté 40 millions de dollars et nécessité l’embauche de quelques centaines de personnes. On peut espérer que l’abandon de la presse à imprimer ramènera l’entreprise vers la rentabilité, si elles ne le sont pas déjà.
C’est d’ailleurs la principale zone d’ombre de l’expérience. On ignore tout des finances de La Presse et de son holding, Gesca. Dans son blogue, le professeur Jean-Hugues Roy, de l’UQAM, a fait le tour des états financiers du holding Groupe de communication Square Victoria (GCSV), propriétaire de Gesca et donc de La Presse – entre autres. Or, il montre que l’ensemble de ce groupe a perdu 221 millions de dollars depuis neuf trimestres. Mais, faut-il le préciser, on ignore tout des finances exactes de La Presse, et même de Gesca, qui s’est départie de tous ses autres quotidiens régionaux.
Le pari de La Presse + demeure une aventure, parce que nul ne sait où s’arrêtera l’évolution informationnelle amorcée il y a vingt-cinq ans avec le web. En fait, on ne sait même pas si la fameuse tablette sur laquelle mise La Presse ne sera pas une pièce de musée en 2025. Il est possible que cette transformation renforce, du moins temporairement, les autres médias en déplaçant une partie du lectorat papier vers Le Journal de Montréal, Le Devoir, et un bon nombre de journaux régionaux. Le Journal de Montréal mise particulièrement sur une approche qui consiste à se présenter comme une solution de rechange pour les camelots, les détaillants, et dans les salles d’attente.
Il est loin d’être certain que le choix de La Presse + sera le seul viable, ou le meilleur. Le Journal de Montréal a choisi une approche radicalement différente en s’appuyant lourdement sur les médias sociaux et une combinaison de plateformes incluant les téléphones intelligents. Quant au Devoir, il semble miser davantage sur son lectorat, à la manière du site d’information français Mediapart.
Faire du bon journalisme coûte cher. Quelle que soit la technologie adoptée, il n’y a pas trente-six modèles d’affaires pour rentabiliser un média. Il n’existe que quatre cas de figure. Soit le média est subventionné par ses lecteurs ; soit il l’est pas ses annonceurs ; soit il est soutenu par un mécène dévoué ou un groupe d’intérêt ; soit il est soutenu financièrement par le biais des impôts, comme l’est Radio-Canada. La plupart des médias viables combinent ces quatre sources de diverses façons.
On oublie trop souvent que la presse à imprimer fut, dès son invention en Allemagne en 1450, une technologie de pointe qui a suscité la réorganisation complète de la société occidentale. Son développement fut intrinsèque à celui de la démocratie.
Si les nouvelles habitudes des lecteurs tendent à rendre les médias non rentables et qu’une information de qualité est nécessaire en démocratie, il ne serait pas étonnant que, d’ici quelques années, on voie les pouvoirs publics investir dans des journaux comme ils le font déjà pour Radio-Canada ou Télé-Québec.
Bref, La Presse + est sans doute la transformation la plus radicale dans le paysage médiatique québécois à l’heure actuelle, mais ça ne sera pas la dernière.