Revoyagerons-nous «comme avant»?
Comme chaque année, je trépigne d’impatience en attendant que le printemps cède sa place à l’été. Je rêve de sortir sans avoir besoin de mes pelures et de n’enfiler qu’une paire de sandales avant de mettre le nez dehors. La différence? Je vis le changement de saison de ma banlieue montréalaise, sans voyage à l’horizon.
Avril et mai sont généralement des mois très chargés pour une chroniqueuse voyage. On profite de l’arrivée des beaux jours en Europe pour préparer des reportages pour l’été. On explore avant les hordes de touristes de la haute saison. J’avais prévu un printemps à sillonner le Canada et les États-Unis en train. Une escapade en Europe pour rendre visite à une partie de la belle-famille, que j’aurais étirée pour aller découvrir des coins que je ne connais pas encore. J’aurais aimé vous parler de la Bulgarie, de la Roumanie, des pays baltes… J’avais mille trains à prendre. Mille trains dans lesquels j’aurais aimé vous emmener, parce que ma passion est de voyager, mais aussi de la transmettre.
Rien ne s’est déroulé comme prévu depuis deux mois, mais je suis loin de me plaindre: j’ai un toit, du travail, je mange à ma faim et je vis avec les deux humains qui comptent le plus à mes yeux. Je suis pleinement consciente de ma chance.
Bien qu’il m’arrive d’avoir des coups de blues depuis le début de cette «période d’attente involontaire», je ressens surtout beaucoup de gratitude. Je me sens extrêmement privilégiée d’avoir eu la chance d’explorer le monde avec autant de liberté au cours des deux dernières décennies. D’avoir fait toutes ces rencontres, aussi, à commencer par celle de celui avec qui je partage ma vie depuis 18 ans, croisé au hasard de nos pérégrinations en terre asiatique.
Je ressens aussi beaucoup de compassion pour tous les gens qui ont dû remettre ou annuler leurs projets. Pour plusieurs, le voyage marque un passage important comme la retraite, un anniversaire ou un mariage. Pour d’autres, c’est l’aboutissement d’un rêve longuement mûri ou des retrouvailles tant espérées. C’est aussi, pour certains, un pas vers l’inconnu, vers l’autre et vers soi. Certains clichés ont leur raison d’être.
Bien sûr, voyager pour le plaisir reste un privilège. Pourrons-nous repartir avec la même insouciance? Je ne le crois pas. Du moins, pas avant quelques années. Alors que les attentats perpétrés à New York, Paris et ailleurs dans le monde ont freiné nos ardeurs pendant quelques mois, dans ce cas-ci, l’ennemi est invisible et s’insinue partout. Il y a tant de choses qu’on ne sait pas encore! Plus on en apprend… plus on dirait qu’on ne sait rien.
Normalement, quand on avance dans le brouillard, il finit par se dissiper. En ce moment, j’ai parfois l’impression qu’il s’épaissit. Je me sens un peu comme Indiana Jones, quand de nouveaux obstacles se présentent sur sa route dès qu’il semble pouvoir recommencer à respirer. Anxiogène, dites-vous?
Qui a envie de prendre l’avion?
Même si certains affirment être prêts à partir dans les deux mois suivant la fin de la pandémie (comment définir «fin», dans une pareille situation?), il faudra du temps avant qu’on puisse se sentir à l’aise de monter à bord d’un avion, avec ou sans plexiglas pour nous séparer de nos voisins. Du temps avant que la méfiance envers l’autre s’estompe, alors que quiconque peut être un porteur potentiel, même sans symptômes.
Dans un sondage réalisé par la firme Léger, rapporté par le journaliste Denis Lessard dans La Presse, 7 répondants québécois sur 10 ont répondu par l’affirmative à la question «Faudrait-il isoler Montréal pour mettre à l’abri le reste du Québec?». Comment arrivera-t-on à retrouver l’aisance «d’avant», même à l’intérieur de la Belle Province? On ne peut nier le rôle des déplacements dans la propagation du coronavirus. On comprend aussi les craintes devant des chiffres qui donnent le vertige. Mais combien de temps faudra-t-il avant que la peur de l’autre s’atténue? En restera-t-il des traces, même une fois l’ennemi maîtrisé (je n’ose même pas dire «terrassé»), ici comme ailleurs?
Depuis le début de la pandémie, je me demande si nos enfants envieront l’insouciance pré-COVID comme ma génération a envié l’époque pré-sida. Les mesures sanitaires qu’on intègre peu à peu depuis quelques semaines perdureront-elles? Enfiler des combinaisons dignes d’un film de science-fiction, comme celles aperçues dans Forbes, deviendra-t-il la nouvelle normalité? Arrivera-t-il un jour, ce foutu vaccin, et sera-t-il efficace?
Pendant que nos vies sont toujours entre parenthèses, j’ose, comme plusieurs, rêver que ce moment de suspension nous permettra de développer une conscience plus aiguë de notre rôle dans l’univers (oui, j’ai toujours eu un penchant pour les questions philosophiques…). On ne sait pas ce que l’avenir nous réserve, mais on peut profiter de cette période de flottement pour réfléchir à nos priorités et repenser notre manière de consommer le voyage.
Lire des chroniques comme celles de l’écrivaine Arièle Butaux, publiées dans L’actualité, fait partie des choses qui m’ont fait un bien fou depuis le début de la pandémie. «Quand la ville aux mille merveilles ouvrira à nouveau les bras aux touristes, pourra-t-elle le faire en protégeant mieux son âme?» écrit-elle à propos de Venise. J’aime l’idée d’une économie plus douce pour des villes telles que la Sérénissime, comme évoqué par France Info.
L’après-COVID
Comme de nombreux experts, je crois que le slow tourism et les voyages locaux ont un bel avenir. Ces tendances déjà amorcées dans la foulée du flygskam («honte de voler») seront sans doute privilégiées par ceux qui peuvent se permettre de partir longtemps.
Au début de 2020, ma résolution était claire: plus que jamais, je souhaite voyager moins, mais voyager mieux. Dans la mesure du possible, j’aspire à me poser plus longtemps dans les lieux que je visite et à privilégier les entreprises locales, sans toutefois en faire une règle absolue. Je me perçois un peu comme une «flexitarienne du voyage».
Beaucoup de gens dépendent de l’industrie du tourisme aux quatre coins de la planète, des guides aux vendeurs, a rappelé Forbes le 22 avril dernier dans un reportage sur le futur du voyage. Nombreux sont ceux qui espèrent un retour à la «normale». Pour ma part, j’ai plutôt l’impression qu’il vaut mieux s’adapter que résister. Être le roseau plutôt que le chêne.
Revoyagerons-nous un jour «comme avant»? Peut-être pas. Mais je suis persuadée qu’on trouvera des manières de voir le monde adaptées aux nouveaux paramètres que nous apprivoiserons peu à peu. On redécouvrira aussi nos coins de pays et on se surprendra à voir l’exotisme là où on ne le soupçonnait pas.
Et si, faute de partir au bout du monde, nous entrevoyions nos prochaines vacances comme l’occasion de se créer de nouveaux rêves?