La chronique Société et Culture avec Claudia Larochelle

Auteur(e)

Claudia Larochelle

Claudia Larochelle est auteure (Les bonnes filles plantent des fleurs au printemps, Les îles Canaries, Je veux une maison faite de sorties de secours - Réflexions sur la vie et l'oeuvre de Nelly Arcan, la série jeunesse à succès La doudou, etc.) et journaliste spécialisée en culture et société. Elle a animé pendant plus de six saisons l'émission LIRE. Elle est chroniqueuse sur ICI Radio-Canada radio et télé et signe régulièrement des textes dans Les Libraires et Elle Québec. Elle est titulaire d'un baccalauréat en journalisme et d'une maîtrise en création littéraire. On peut la suivre sur Facebook et Twitter @clolarochelle.

L’amie intime de Frida Kahlo dont on tombe en amour

On dit d’elle qu’elle aurait présenté son amie et amante Frida Kahlo, alors âgée de 21 ans, au rustre et déjà célébrissime peintre Diego Rivera, de 20 ans son aîné. Ça se passait au Mexique, à l’été 1928. D’ailleurs, toute sa vie, la Kahlo dira d’elle qu’elle a changé sa vie. Elle, c’est Tina Modotti, dont je viens de terminer la biographie, intitulée Moi, Tina Modotti, heureuse parce que libre, signée Gérard de Cortanze et récemment parue aux éditions Albin Michel.



Je ne sais pas si c’est parce que mes copines me manquent profondément pendant ce confinement – leur parfum, la douceur de leur peau, le rire qui les caractérise chacune, leurs mimiques quand elles ont un verre dans le nez –, mais je me suis attachée à cette femme dont j’ignorais l’existence et dont, je l’admets, je suis un peu pas mal «tombée en amitié», peut-être bien même en amour aussi; ces affaires-là peuvent si vite arriver. Ça ne risque pas de créer de dommages collatéraux dans mon foyer familial, elle est décédée à 45 ans d’une crise cardiaque. Il faut dire que peut-être bien qu’elle l’a trop usé ce cœur, à force de trop aimer, aussi passionnément qu’intensément, à commencer par certains hommes magnétiques, des artistes comme elle, ainsi que son art et ses batailles aussi.

Née le 17 août 1896 dans une Italie marquée par un socialisme dont les adhérents, des intellos, universitaires, aristocrates et, à un degré moindre, ouvriers répandaient des théories marxistes, Assunta, vite surnommée Assuntina, puis Tina était alors loin de se douter du destin fulgurant et hors normes qui l’attendait quand elle émigrerait, 17 ans plus tard, à San Francisco, quand elle deviendrait actrice de théâtre et de cinéma muet, puis photographe brillante, engagée dans des luttes politiques partout où elle mettra ses pieds de voyageuse.

Éprise de liberté, sûre d’elle, féministe avant son temps, elle n’en faisait qu’à sa tête en conservant toujours une sincérité d’action, même si au passage, elle brisait les cœurs des hommes, qui craquaient tous pour elle, en commençant par le poète Roubaix, qu’elle épousa et qui décéda de la variole, puis le célèbre photographe américain Edward Weston, déjà marié et père de quatre garçons, l’horticulteur végétarien et photographe des Pays-Bas Johan Hagemeyer, le révolutionnaire cubain Julio Antonia Mella, assassiné sous ses yeux, etc. Il n’y a rien, absolument rien de banal dans chacune de ces relations qu’on découvre au fil des pages.

Entre l’art, l’amour, la vie, Modotti refaisait chaque jour le monde, portée par cet élan de liberté si fort qu’elle ne s’arrêtait jamais de bouger, certainement empreinte de son Italie natale, fougueuse et désobéissante, étincelante d’une beauté classique et racée qui lui portait chance et pleine de cette intelligence dont témoignait entre autres sa capacité d’adaptation partout dans le monde à une époque où voyager seule pour une femme n’était pas une sinécure.

Bien sûr que lorsque de Cortanze décrit ses attributs, ses pulsions, ses envies et ses désirs, en comparaison avec nos murs, la lecture peut sembler cruelle. Or, j’ai pris le pari d’être un peu elle, l’espace de 369 pages, ce qui n’était pas une torture vu la fascination qu’elle exerce depuis sur moi et le voyage à travers le temps proposé par le biographe, qui met aussi en relief d’autres humains de nature entière comme la sienne et que, tiens donc, j’aurais aimé avoir comme amis, si j’avais pu naître à la fin du 19e.

Périlleux de lire en confinement?

Étant donné qu’en cette période incertaine nul mot ne me semble anodin, petits oracles dans lesquels je cherche un sens, et peut-être aussi refuges de la première heure, mon besoin de lecture est inépuisable, ce qui ne la rend pas plus facile, bien au contraire.

D’ailleurs, le quotidien italien La Repubblica a fourni une explication scientifique plutôt éclairante pour expliquer ces possibles difficultés de lecture en cette période. Oui, s’il y a, à mon avis, le décalage entre la fiction et le réel qui la dépasse, il y a plus: «En tant qu’espèce, nous avons été programmés pour faire une seule chose à la fois. Notre attention ne conçoit pas d’autres pensées. Notre cerveau sait que nous sommes en train de faire face à une pandémie et n’arrive pas à ignorer cet élément, même lorsque nous sommes en sécurité sur notre canapé. Les scientifiques le désignent comme "phénomène d’attention spatiale"», détaille le quotidien italien, rapporté par Courrier international.

Les biographies me paraissent néanmoins plus faciles à lire que n’importe quoi d’autre. C’est comme si les personnages de l’Histoire devenaient des passeports pour la liberté, qu’ils me tendaient la main pour me sortir de moi-même, de la casa, de ses murs, du couple, de la parentalité, de la conciliation de tout ça dans le quotidien déformé, bref, du jour de la marmotte…

Parmi les perles de cet ouvrage, il y a aussi ce chant d’ouvriers italiens, entonné aux côtés de camarades autrichiens et slovènes lors d’un défilé du 1er mai 1901, et qui faisait sans doute partie de l’ADN de Modotti… Ça me parle en ce moment. Peut-être qu’à vous aussi, donc, je partage.

«Qu’importe que nous tombions

Comme feuilles mortes au vent

Que nous ployions comme tiges de roseau.

Un jour, au-dessus de nos têtes, viendra

Le printemps que notre chant annonce.

Alors, nos cœurs libres battront avec ferveur

Ouvrant pour toujours le chemin du destin

Et pour toujours les jours de soleil,

Les jours de rose et de félicité.»