Avant #Metoo, elles étaient nombreuses
En marge de la parution-choc et récente de Girl, 19e roman de l’Irlandaise de 88 ans Edna O’Brien, qui raconte l’enfer des lycéennes kidnappées au Nigeria en 2014 par le groupe terroriste Boko Haram en se glissant dans la peau de l’une d’elles, il y a un mois, le 19 août dernier, Jan Ruff-O’Herne, grande militante des droits de l’homme, nous quittait à 96 ans sans que les médias d’ici n’en fassent trop de cas… et pourtant!
Si #MeToo a été nécessaire et libérateur, et synonyme de changement, avant, il y a eu d’autres terreurs à l’endroit des femmes. Autres époques, autres mœurs, c’était vécu dans l’absence des réseaux sociaux, presque en silence... Les traces demeurent pourtant vives, les combats pour en arriver à une reconnaissance des atrocités et aux excuses se poursuivent encore. Surtout ne jamais oublier qu’avant #MeToo, il y en a eu d’autres, qui s’éteignent, avec en même temps, la mémoire de tragédies que nous devons faire résonner encore.
Qui était Jan Ruff-O’Herne?
Elle s’appelait Jan Ruff-O’Herne. Elle est née à Java, le 18 janvier 1923, aux Indes néerlandaises (ancienne colonie de l’empire néerlandais plus communément appelée l’Indonésie). Son père était ingénieur, sa mère dirigeait une plantation de cannes à sucre. Elle avait 19 ans quand le Japon a envahi Java en 1942, au cœur de la Seconde Guerre mondiale. Avec sa mère et ses deux plus jeunes sœurs, Jan a été amenée dans un camp de travail, sorte de prison malsaine… Or, le pire était à venir, elle qui croyait avoir touché le fond du baril.
En février 1944, avec d’autres jeunes femmes âgées de 17 à 21 ans, elle est amenée dans une vieille maison coloniale hollandaise pour devenir esclave sexuelle de l’armée japonaise, être violée jour et nuit… Elle s’est même coupé les cheveux pour se débarrasser de sa féminité. Ça semble les avoir encore plus allumés. Quand elle allait consulter le médecin pour contrôler les maladies transmissibles sexuellement dont elle risquait d’être atteinte, elle se faisait encore violer. Par le médecin. Après la guerre, on a laissé ces jeunes femmes, qu’on a appelées «femmes de réconfort», retrouver leur famille en les menaçant de les tuer ainsi que leurs proches si elles parlaient. Jan s’est mariée en 1946 avec un militaire britannique de qui elle a refusé d’être touchée durant plusieurs mois, traumatisée, nerfs et blessures encore trop à vif. Elle a dû se faire opérer pour réparer son corps et ainsi concevoir les deux filles à qui elle a trop longtemps caché son histoire.
Voyant un jour les désastres d’autres viols de guerre, comme en Bosnie ou au Rwanda, elle a pris la plume et publié en 1994, 50 ans après la guerre, Fifty Years of Silence: The Extraordinary Memoir of a War Rape Survivor, un récit intimiste dans lequel elle se livre enfin. Ce ne sera que le début de sa bataille pour que justice soit rendue.
Le 15 février 2007, elle est apparue – avec une autre «femme de réconfort» – devant la Chambre des représentants des États-Unis pendant une audition au Congrès au sujet de la protection des droits de la personne de ces femmes. La Maison-Blanche a demandé des excuses au Japon pour ces viols qui auraient fait quelque deux mille victimes dans les années 1930 et 1940. Ces excuses ne sont jamais venues.
Depuis 1992, afin d’obtenir justice du gouvernement japonais, chaque mercredi midi, des protestations publiques devant l’ambassade du Japon à Séoul, en Corée du Sud, ont lieu. Rien ne bouge. Pas assez de visibilité peut-être… Si beaucoup de ces victimes sont mortes aujourd’hui, d’autres vivent encore ou laissent une descendance qui n’est pas au bout de ses peines. Ces crimes doivent être reconnus enfin.
Les «Girls» de Boko Haram
Et pas que ceux-là. Bien qu’un peu partout dans le monde des messages de soutien – «Bring Back Our Girls» – aient circulé en 2014 lors du kidnapping de filles par Boko Haram, à l’heure actuelle, seulement la moitié d’entre elles ont été libérées. On ignore ce qu’il est advenu des autres.
Malgré son âge vénérable, l’écrivaine Edna O’Brien s’est envolée vers le Nigeria pour marcher dans les traces de ces jeunes victimes, imaginer le destin de l’une d’entre elles à travers la voix de Maryam, mariée de force à un djihadiste. Le roman est d’une puissance inouïe, en lice pour de nombreux prix, dont le Femina et le Médicis.
Celle qui a côtoyé le jet-set et l’intelligentsia des années 1970, comme Paul McCartney ou Philip Roth, n’a jamais surfé en nostalgique sur ses belles années, pause bien méritée dans le dernier droit de sa vie. Non. O’Brien fait partie, comme Ruff-O’Herne, de celles qui s’engagent jusqu’à la fin, bec et ongles, et qui crient à l’injustice. Gageons que ce n’est pas pour leur propre rédemption ou fierté qu’elles le font au terme de leur parcours. C’est pour celles et ceux qui les suivent. Bien sûr, ça ne fracasse pas des records de visibilité sur les réseaux sociaux, elles n’y sont pas des plus actives… Mais ne les oublions jamais.
Je craque pour…
De préférence la nuit de Stanley Péan, éd. Boréal
Je ne suis pas fan de jazz. Sauf quand c’est Stanley Péan qui en parle. Quand j’en ai soupé des infos à la radio, en préparant les repas du soir, je syntonise sa voix à lui sur ICI Musique à Quand le jazz est là. Si l’écouter est – c’est le cas de le dire – de la musique à mes oreilles, le lire est tout aussi plaisant.
Dans ce nouveau titre, une sorte d’essai-hommage au jazz, Péan raconte cette musique et les formidables petites et grandes histoires, certaines connues, d’autres pas, concernant les plus grands artistes qui ont fait la renommée du genre. Littérature et cinéma prennent aussi part à ses remarques et réflexions qui sont, bien évidemment, celles d’un écrivain à la plume aguerrie.
Tandis que j’y suis, ne manquez pas son spectacle littéraire au Festival international de la littérature (FIL). C’est le 25 septembre au Théâtre Outremont, avec des lectures d’extraits de son essai, chants, musiques interprétées par Anthony Rozankovic, Samuel Blais et Michel Donato et entretien animé par Gilles Archambault, qui fut son mentor en quelque sorte.