Lettre à ma fille
Chère fille,
Tu viens de souffler tes six bougies. Tu as l’insouciance de ton âge, celle que je cajole comme pour la fixer dans le temps quand je glisse mes doigts dans ta chevelure, cette insouciance que je t’envie parfois aussi. Tu aimes essayer de lire tous les mots qui te tombent dans l’œil. Bien sûr, ça me rend heureuse… Tu me demandes leur signification.
Hier, à la télévision, est apparu le mot «avortement». En déformant sa prononciation, tu m’as regardée avec ton air incrédule, ton long sourcil levé. J’aurais dû voir venir le coup, préparer une belle réponse pédagogique. Sûre que ce mot était associé ici, pour moi, à une affaire réglée, une bataille remportée par mes aïeules, je ne réalisais pas que ce squelette poussiéreux sortirait du placard de nos voisins du Sud, où l’Alabama vient de voter une stupide loi pour interdire l’avortement, en menaçant de 99 ans de prison les médecins pris en flagrant délit, une punition qui excède dans cet État celle infligée à un violeur.
S’ils étaient les seuls à avoir la berlue, on pourrait suspecter la qualité de l’eau. Or, des lois interdisant tout avortement dès que les battements du cœur du fœtus peuvent être détectés ont aussi été votées dans d’autres États. Quant au Missouri, lui, il est en passe d’interdire l’interruption volontaire de grossesse (IVG) à partir de huit semaines de grossesse.
Ici, c’est une autre histoire, mais l’an dernier, le Parti conservateur du Canada a cherché à retirer de son programme l’article interdisant de nouvelles législations contre l’avortement. Ça ne s’est pas produit, mais les résultats des votes étaient chauds, bouillants même.
Tu es encore toute petite. Tu as donc encore bien le temps de comprendre ce charabia politique. Mais sache que je croyais ce vieux squelette mort et enterré par les blanches mains de tes fortes mamies. Je me disais que pour toi, portée par les efforts de nos aïeules, je concentrerais mes batailles féministes sur autre chose, par exemple la gouvernance paritaire, l’équité salariale, la reconnaissance des conjoints de même sexe, etc.
C’est tellement rétrograde, dépassé, voire extraterrestre d’être contre l’avortement que j’ai l’impression de faire un cauchemar et de rouvrir les pages jaunies du Nouveau Larousse Universel de 1948, qui publiait ceci sous le mot avortement: «Sont punis de prison et d’amende 1) l’auteur de manœuvres abortives quelconques; 2) les médecins, sages-femmes, pharmaciens, et coupables d’avoir indiqué ou favorisé ces manœuvres; 3) la femme qui s’est fait avorter elle-même ou qui y a consenti; 4) la provocation à l’avortement et la propagande anticonceptionnelle. L’interdiction de séjour peut en outre être prononcée contre les coupables, sans compter, pour ceux de la 2e catégorie, la privation définitive ou temporaire d’exercer leur profession.»
C’est mon écrivaine préférée, Annie Ernaux, qui cite cette édition défraîchie du dictionnaire dans son roman L’Événement, qui revient sur son avortement «illégal» en France en 1963. «C’est justement parce qu’aucune interdiction ne pèse plus sur l’avortement que je peux, écartant le sens collectif et les formules nécessairement simplifiées, imposées par la lutte des années 70 – "violence faite aux femmes" –, etc., affronter, dans sa réalité, cet événement inoubliable», écrit-elle. Se serait-elle imaginé qu’on y reviendrait encore presque vingt ans après son soulagement d’être historiquement rendue ailleurs à la parution de ce livre en l’an 2000?
Non, nous ne reviendrons jamais à ces méthodes barbares qui sont malheureusement encore en vigueur ailleurs dans le monde. Ta mère a des amies fort entêtées qui déplacent des montagnes et qui veillent sur les acquis concernant TON corps et les manières d’en disposer comme bon te semble, si un jour tu deviens maman avant le temps. Pour en arriver là, plusieurs ont croisé le fer avec en tête le souvenir d’autres laissées pour mortes au bout de leur sang sur des tables d’opération clandestines pour que tu sois libre de choisir.
C’est le lot – et une chance immense en même temps – des femmes de porter la vie en elles. Elles seules savent ce qu’elles sont capables ou pas de prodiguer en matière de soins, d’amour, de futur… Parfois, passer par ce chemin périlleux, ce droit si précieux permet de reconnaître la vie le bon moment venu. «Je sais aujourd’hui qu’il me fallait cette épreuve et ce sacrifice pour désirer avoir des enfants. Pour accepter cette violence de la reproduction dans mon corps et devenir à mon tour lieu de passage des générations», confie Annie Ernaux.
Je te souhaite d’avoir à tes côtés des hommes qui seront là pour veiller avec vous toutes sur ces droits qui n’ont rien d’un privilège accordé aux femmes, c’est une question de gros bon sens et ils en sont eux aussi les bénéficiaires. Combien d’entre eux ont été soulagés par ricochet et pour toutes sortes de raisons par ces avortements au fil des ans? Les hommes doivent prendre la parole avec vous, élever leurs voix, intervenir dans les médias, défendre eux aussi la liberté. Le retour aux vieilles mesures misogynes ne leur profitera jamais et ils sont assez intelligents pour saisir ça, ainsi que les dangers d’éventuels reculs.
Au Japon, le mizuko kuyo est une cérémonie à la mémoire d’un fœtus appelé mizuko, qui signifie «enfant de l’eau». Ce rituel pour apaiser le chagrin des parents est destiné aux femmes qui ont eu une fausse couche, un bébé mort-né, mais aussi à celles qui ont avorté.
Il n’y a pas de gradation dans ce genre de douleur. Aucune femme n’a recours à l’avortement par gaieté de cœur. Toutes se souviennent de la date de ce jour sombre, toutes retournent chez elles transformées, et ce, jusqu’au jour de leur trépas. Ce prix à payer: culpabilité, honte, blessures morales et physiques, regret… C’est bien suffisant, inutile d’en rajouter.
Ceux qui sont en train d’endosser leurs armures pour revenir en arrière ont été humiliés par la force de #moiaussi. Je soupçonne qu’il y a de cela dans ce recul historique. Ma fille, les contrecoups surviennent, il faut donc toujours rester aux aguets, prête à riposter encore et encore. La sainte paix, tu ne l’auras qu’au crépuscule de ta vie, que je souhaite longue et libre.
Bon. Avortement maintenant. Comment est-ce que je pourrais bien t’expliquer ça…? Cette idée aussi de revenir sur de vieilles affaires de l’époque préhistorique. C’était pas réglé, ça? Sais-tu quoi? Papa aussi est capable de t’expliquer ce que c’est…
Je craque pour…
L’étrange pays, nouvel album de Jean Leloup
Empreint de sa voix et de sa guitare sèche, ce neuvième album solo du roi Ponpon est aussi dépouillé qu’il éclate de douceur et de beauté. Enregistré loin des studios par Leloup lui-même grâce à de l’équipement mobile, cet opus respire la maturité – bien que je sache que ce qualificatif s’arrime mal avec l’artiste coloré et intemporel… – et me semble porté par plus d’intériorité que jamais, autour entre autres du temps qui passe, de la mort, celle récente de son père. Je ne me tanne jamais d’écouter Leloup, et il ne me déçoit jamais, surtout parce qu’il apparaît toujours là où on ne l’attend pas.