Fin seul: l’enfance rock’n roll du comédien Raymond Cloutier
On le dit souvent, il y a beaucoup de livres qui paraissent chaque semaine, et forcément, plusieurs passent malheureusement sous le radar. C’est le cas de Fin seul de Raymond Cloutier, qui n’a pas eu, à mon sens, l’attention qu’il méritait. Alors cette semaine, je mets mon éternelle quête pour la nouveauté à pause et je vous parle de ce livre enlevant même s’il est paru il y a six mois.
«Ce qui est écrit n’a pas toujours été vécu exactement comme cela est écrit.»
D’entrée de jeu, l’auteur nous informe que l’histoire qu’il nous raconte en 48 courts récits datés, de juin 1948 à novembre 1966, correspond à un genre qui tient plus de l’autofiction que de l’autobiographie. Oui, les faits ont été vécus, mais ils sont «enrobés d’inventions crédibles», ajoute-t-il.
Il y a tant de cohérence et d’abandon dans ce livre, et c’est tellement bien écrit, qu’on ne se fait pas prier pour croire à ce tissu de souvenirs.
Une enfance rock’n roll
Le moins qu’on puisse dire, c’est que Raymond Cloutier a connu une enfance rock’n roll. On est abasourdi par cette vie entre une mère dépressive et alcoolique qui n’a apparemment jamais eu d’intérêt ou d’empathie pour sa progéniture, et un père sans cesse occupé à rebondir d’une job à l’autre parce que les projets qu’il embrasse finissent toujours par foirer, entraînant sa smala dans une suite de transbahutements rocambolesques.
Chaque chapitre a son anecdote, et dès les premières pages, on comprend que l’aîné de cette famille dysfonctionnelle de deux enfants s’est pour ainsi dire élevé tout seul, d’où le titre de l’ouvrage, Fin seul.
Les moments que le petit Raymond apprécie le plus de sa vie sont ceux où il peut fuir la réalité. Être en représentation est une source d’apaisement. Le récit de son premier spectacle, à 8 ans, alors qu’il joue un page devant un Monseigneur, est extrêmement attendrissant.
«Je suis vraiment au paradis, se dit-il à l’issue de la séance. Peut-être que le ciel, c’est un théâtre!»
Sauvé par le théâtre
L’enfant, qui témoigne de réelles prédispositions pour le théâtre, en fera sa planche de salut. Son talent précoce de comédien fait la différence chaque fois qu’il doit changer de collège pour accommoder la vie désorganisée de ses parents. On l’accueille parce qu’on sait qu’il rehaussera le niveau de la troupe de l’école. On le garde pour les mêmes raisons, bien que les frais de scolarité soient acquittés de manière irrégulière par sa famille.
À mi-parcours de ce livre, qui nous tient en haleine sur 368 pages, on change d’univers. Raymond Cloutier demeure bien sûr le fils de ses parents, toujours aussi difficiles à suivre, mais on assiste à ses premiers pas dans le milieu du théâtre, où son talent naturel et sa voix pleine d’autorité lui ouvrent les portes. Et surprise pour cet éternel solitaire, la résilience acquise au fil des ans lui confère, par on ne sait trop quel mystère, une aura de séducteur. L’enfant qui a grandi fin seul accumule désormais les conquêtes.
Raymond Cloutier abonde de détails sur la vie de la cohorte de jeunes premiers à laquelle il appartient: les fêtes bien arrosées, les baises passionnées, les ateliers avec Paul Hébert pour trouver son animal intérieur, les cours au Conservatoire avec Jean Valcourt, Georges Groulx, Mme Audet, des sommités qu’on commence à remettre en question; après tout, la Révolution tranquille est en marche.
À travers son histoire personnelle, l’auteur nous brosse un formidable portrait d’un Québec qui passe de l’emprise du clergé à la libération des mœurs à la vitesse grand V.
On veut la suite
Le livre se termine avant que le comédien ne quitte les bancs de son école de théâtre avec une mention de très grande distinction. J’espère que l’auteur racontera un jour, sur le même mode du récit qu’il maîtrise à la perfection, la suite de sa vie. Ce serait important qu’il laisse une trace sur sa contribution au Grand Cirque ordinaire, qu’il évoque ses expériences au cinéma, avec entre autres Gilles Carle, qu’il partage ses souvenirs de tournage des séries Riel et Montréal ville ouverte, qu’il raconte ses années à la direction du Conservatoire d’art dramatique de Montréal, et qu’il nous dise quelle sorte de père il a été pour Émile Proulx-Cloutier. Bref, tout ce qu’on peut réussir à accomplir même si l’on a été fin seul dans son enfance.
40 ans plus tard, Fabienne Thibeault raconte son Starmania
Pendant qu’on est dans les récits souvenirs, il faut que je vous parle aussi de Fabienne Thibeault, qui donne de ses nouvelles dans un livre qu’elle publie à l’occasion du 40e anniversaire de la création de Starmania. J’ai lu ça en vacances avec beaucoup de bonheur.
Comme Raymond Cloutier, Fabienne Thibeault commence son récit Mon Starmania, publié aux éditions Flammarion, par une mise en garde:
«… partons au fil de ma mémoire qui est, comme nous l’avons tous expérimenté, d’une part sélective, mais surtout, qui se fiche de la chronologie exacte. La mémoire n’est pas un agenda.»
Elle poursuit en disant qu’elle s’y est mise avec honnêteté, mais pas sans filtre. On s’en doute bien, tout n’a pas dû être reluisant dans cette gigantesque entreprise. Et probablement que toute vérité n’est pas bonne à dire.
De la Chant’août à l’Underground Café
En ce qui la concerne, Starmania a quelque chose d’un conte de fées. Ça commence à la Chant’août, grand événement musical qui se tient sur les Plaines à Québec en 1975. Elle y est invitée à titre de Premier prix du Festival de la chanson de Granby. Sa prestation, je m’en souviens, j’étais là, crée une forte impression qui lui vaut d’être sacrée Découverte de la Chant’août. Gilles Talbot, LE producteur de l’heure, accompagné de Luc Plamondon, lui fait une offre de contrat de disque. Le personnage de Marie-Jeanne n’existe pas encore, mais ce ne sera qu’une question de temps pour que la voix et la personnalité de la chanteuse aux airs de bohémienne et la serveuse automate ne fassent qu’un.
Au début de l’année 1977, Michel Berger, l’autre éminence de Starmania, débarque à Montréal en pleine tempête de neige pour auditionner la recrue de Plamondon. Le compositeur, qui aime les voix hautes et les timbres clairs, se rallie, et de toutes les chanteuses de la francophonie disponibles à l’époque, c’est Fabienne Thibeault qu’on choisit pour devenir Marie-Jeanne.
Dans les coulisses d’une production appelée à devenir un grand classique
Pour notre compréhension, l’auteure replace Michel Berger et Luc Plamondon dans le contexte de l’époque, elle nous rappelle de quoi était faite cette œuvre nouveau genre, ni opéra classique, ni comédie musicale, quels en étaient les personnages, comment ont été choisis les artistes qui ont créé les chansons du disque et ceux qui leur ont donné vie sur scène.
C’est tout à fait passionnant de se faire raconter les sessions d’enregistrement que Michel Berger mène comme un général. Il est comme ça, Berger, organisé. Heureusement, parce qu’il faut faire travailler ensemble des vedettes françaises et québécoises avec de gros égos, des artistes aguerris à la discipline du studio et des débutants, des musiciens américains encore plus stars que les têtes d’affiche. C’est bon de se faire rappeler que ce disque, devenu mythique, a été enregistré en une semaine. Quel exploit!
Une des anecdotes les plus savoureuses concerne la chanson Les uns contre les autres. Fabienne Thibeault nous raconte que Diane Dufresne l’a refusée, qu’il n’était pas question pour Claude Dubois de prendre les restants de la Diva, et que finalement, c’est elle qui, suggérant de faire un essai alors qu’il était minuit moins une, en deux prises, sauve le titre de la trappe. C’est ainsi que Fabienne Thibeault est devenue, à 25 ans, l’interprète créditée pour le plus grand nombre de titres, et pas les moindres, de l’album Starmania: «La complainte de la serveuse automate», «Un garçon pas comme les autres», «Petite musique terrienne», «Le monde est stone», et… «Les uns contre les autres».
Le succès du disque a beaucoup aidé à faire vivre le spectacle. Si on se fie aux confidences de Fabienne Thibeault, cela n’a pas été une sinécure de mettre à l’eau ce gros paquebot usiné dans les sous-sols du Palais des Congrès de Paris. Entre autres écueils, la mise en scène avait été confiée à un américain qui communiquait avec sa distribution par le biais d’une interprète. Pour notre plus grand plaisir de lecteur, notre Fabienne se remémore avec ses yeux de Québécoise les clashs inévitables entre les façons de faire US et françaises. C’est souvent croustillant!
Et que dire du récit de son séjour chez Michel Berger et France Gall, qui avaient pris sous leurs ailes la jeune chanteuse québécoise dont les origines populaires et les allures granoles tranchaient dramatiquement avec le côté grands bourgeois de ses hôtes!
Un devoir de mémoire
Il n’y a eu qu’une trentaine de représentations du spectacle original. Ce fut suffisant pour alimenter une riche banque d’anecdotes partagées dans ce livre avec franchise, mais aussi avec respect pour les personnes concernées.
Avant de commencer à écrire, Fabienne Thibeault est allée à la rencontre de quelques compagnons d’armes pour valider ses souvenirs, mais elle nous fait réaliser que 40 ans plus tard, ils sont nombreux à avoir disparu, emportant avec eux leurs versions des faits. Michel Berger, France Gall, Daniel Balavoine, Michel Bernholc (arrangeur et directeur musical), Roland Hubert (producteur), Tom O’Horgan (metteur en scène), Gregory Ken (Ziggy sur scène), Étienne Chicot (Zéro Janvier), c’est une véritable hécatombe.
En fermant ce bouquin, quand même trop court, on ne peut que rendre grâce à l’auteure pour son offrande. L’arrivée de Starmania a été un grand moment dans l’histoire de la culture francophone, il n’y aura jamais trop d’écrits pour en témoigner. C’est pourquoi la contribution de Fabienne Thibeault, qui fut à la fois acteur et témoin de cette fabuleuse odyssée, est aussi importante que précieuse.