L’eau monte! Le coupable, c’est nous
Alors qu’une digue s’est rompue à Sainte-Marthe-sur-le-Lac, forçant l’évacuation de 6 500 personnes, et que les autorités surveillent nerveusement le barrage de la Chute-Bell sur la rivière Rouge, débordé par le flot et menacé de rupture, le Québec entier est forcé de se poser la question: comment en sommes-nous arrivés là? Surtout qu’on ne peut pas vraiment blâmer les changements climatiques, du moins, on ne peut pas leur mettre tout sur le dos.
Nous touchons actuellement à la crête de la deuxième inondation record en trois ans – en fait, la troisième en neuf ans, si l’on inclut le débordement de la rivière Richelieu en 2011. Chaque fois, la sécurité civile et l’armée sont appelées en renfort, des milliers de personnes sont évacuées et nombre d’entre elles voient leur vie brisée et leurs économies anéanties par la montée des eaux.
Les climatologues refusent de faire la corrélation entre ces événements et le réchauffement climatique. D’abord parce que le Québec est, pour l’instant, la province canadienne la moins frappée par le réchauffement climatique (on ignore pourquoi). Ensuite parce que des inondations catastrophiques, il y en a toujours eu et que celles-ci dépendent d’abord des aléas de la météo. Les embâcles, les hivers neigeux, les printemps pluvieux sont de très vieux problèmes qui remontent au Déluge.
Ce qui a vraiment changé et qui augmente la visibilité de ces phénomènes naturels, c’est qu’on a autorisé des milliers de personnes à coloniser des zones inondables. Convertir un vieux chalet au bord de l’eau en maison avec sous-sol, ça peut paraître une bonne idée en période de sécheresse relative, comme celle qui a prévalu dans les années 1980 et 1990. Mais depuis dix ans, c’est l’enfer. Cette situation n’est d’ailleurs pas une exclusivité québécoise: on observe la même chose en Ontario et au Nouveau-Brunswick. Une autre année, ce sera le Manitoba et l’Alberta.
Le décalage entre la perception et la réalité est d’ailleurs absolu. Comme en témoignent ces propos d’une évacuée de Sainte-Marthe-sur-le-Lac sur les ondes de Radio-Canada: «J’aimerais corriger une perception. Nous n’étions pas en zone inondable: nous étions derrière une digue.» C’est la perception de cette dernière qui est à corriger: quiconque habite derrière une digue est forcément en zone inondable. De même pour qui vit au bord d’un cours d’eau ou en fond de vallée. Sauf preuve du contraire, ces gens ont un gros problème – et même deux, s’ils se croient bien au sec derrière leur digue ou avec leurs sous-sols hydrofugés.
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Cette histoire nous concerne tous pour plusieurs raisons. Il serait trop facile de laisser les inondés à eux-mêmes en se disant qu’ils l’ont cherché. Certes, ils ont manqué de jugeote – parfois même gravement. Mais il y a d’autres responsables, à commencer par les «développeurs» qui ont remblayé les vieux marais, loti des quartiers, ouvrant des rues, installant les égouts et l’eau courante, amenant l’électricité. Ces développeurs ont agi avec l’aval des conseils municipaux et des fonctionnaires les y ont autorisés – c’est bon pour l’économie!
Le gouvernement et les municipalités concernées auraient eu le pouvoir de dire: pas de sous-sols en zone inondable, pas de maisons, pas de routes, pas d’électricité, pas d’eau courante, pas de digue. Au contraire, les autorités ont souvent montré la voie. Par exemple, en construisant l’autoroute 40 au milieu des terres inondables du lac Saint-Pierre, alors que la vieille route 138 est à plusieurs kilomètres à l’intérieur des terres. L’eau monte? «’Gârd don’ ça.»
Nous sommes donc en face d’une sorte de complaisance de masse d’une profondeur insondable: celle des propriétaires, des fonctionnaires, des élus, des contribuables et des électeurs, enfin. La calamité des inondations est d’abord humaine avant d’être la faute de la nature.
C’est tout le Québec qui a laissé des populations entières et des générations de fonctionnaires et d’élus jouer à la roulette russe. Et là, depuis 2011, la météo nous tire une balle dans la tête une année sur trois. Chaque fois, les réparations se comptent en centaines de millions de dollars, voire en milliards. Si on souhaite régler le problème pour de bon, il en coûtera des milliards. Et pour y arriver, cela prendra des politiques: on ne peut pas décemment laisser des propriétaires bricoler des solutions, comme ces petits débrouillards de Beaucerons, qui, ayant parfaitement scellé leurs fondations, ont vu leurs maisons se soulever comme des bouchons!
Le degré d’aveuglement individuel et collectif est d’ailleurs quasi proverbial. En 2017, alors même que Gatineau réparait les dégâts de la précédente inondation survenue quelques mois plus tôt, un concessionnaire a demandé au conseil municipal un vote en dérogation qui l’autoriserait à s’installer en zone inondable. Et le conseil municipal a dit oui! Plusieurs conseillers municipaux argumentaient qu’il ne fallait pas freiner le développement économique! Devant pareille insanité, le maire a forcé la tenue d’un second vote à la faveur duquel le conseil municipal a finalement repris ses esprits – autrement, ce concessionnaire serait actuellement sous la flotte.
Certes, ça ne prend pas la tête à Papineau pour prévoir que l’eau monte en bordure d’un cours d’eau et parfois assez loin en retrait, dans les terres basses. De tous les fléaux, les inondations ont ceci de particulier d’être prévisibles: une inondation se produit toujours au même endroit et de la même façon, en commençant par le bas. C’est d’ailleurs pourquoi les assureurs refusent d’assurer ce risque ou font payer des surprimes très onéreuses. Mais comment se fait-il qu’un conseil municipal puisse autoriser impunément des quartiers entiers à se bâtir sur d’anciens marais? De même pour un gouvernement comme celui de Jean Charest, qui autorisait les sinistrés de la vallée du Richelieu à se rebâtir en zone inondable, malgré le fait que sa politique l’interdisait.
Cette série noire (et humide) a donc du bon: celle de favoriser une prise de conscience collective qu’il faut en finir avec 50 ans de laisser faire, de laisser bâtir, de laisser aller.
Nous ne sortirons pas du problème si on n’admet pas qu’on est dans un contexte de responsabilité partagée qui va coûter des milliards de dollars à tout le monde. Il faudra relocaliser des quartiers et des rues entières ou bâtir de gros ouvrages de génie civil qu’il faudra entretenir à coups de taxes. Les propriétaires devront fournir leur part d'efforts puisque des millions de contribuables n’acceptent plus de payer à répétition pour des problèmes foncièrement évitables et prévisibles qui tiennent de l’aveuglement volontaire. Mais comme ceux qui ont autorisé ce genre de bêtise sont des élus qui nous représentent, nous devrons tous assumer une partie des coûts.
La grande question sera de savoir si l’intérêt va se traduire en action. Le gouvernement devra donner le ton, comme il l’a fait en 2017 en exigeant que l’on refasse la cartographie des zones inondables. Encore faudra-t-il que les élus et leurs fonctionnaires en fassent bon usage. (Le cas du concessionnaire de Gatineau montre à quel point ce n’est pas évident.) Actuellement, ils autorisent des centaines d’exemptions aux règlements municipaux qui permettent de se bâtir en zone inondable. Qu’attend le gouvernement du Québec pour rappeler à l’ordre les conseillers municipaux devant des manquements aussi grotesques?
Changements climatiques, saurons-nous faire face ?
Même s’il n’y a pas de preuve scientifique claire entre le réchauffement climatique et les inondations en série des dernières années, les climatologues sont cependant certains d’une chose: il y aura de plus en plus d’inondations du genre. D’ici 50 ans, le débit du fleuve Saint-Laurent et de la rivière des Outaouais pourrait augmenter de 14%.
D’une certaine manière, c’est un sacré coup de chance que le Québec ait eu à vivre deux saisons d’inondations record presque coup sur coup. Cela force la prise de conscience. Pour une société comme le Québec, qui s’est bâtie autour de l’eau (et où l’eau représente 10% du territoire), il devient de plus en plus évident qu’on ne peut plus gérer le territoire – et son occupation – comme on le faisait il y a 100 ans, voire seulement 25.
Le Québec s’est doté depuis 1979 d’une loi sur l’aménagement et l’urbanisme qui vise à protéger les milieux riverains. Même si cette loi a été très mal appliquée, le cadre légal existe: la loi interdit déjà de construire dans des zones susceptibles d’être inondées tous les 20 ans et restreint la construction pour les zones inondables tous les 20 à 100 ans. Mieux contrôler son application ne devrait pas présenter un problème. La question sera de savoir ce qui devra être fait avec ce qui est déjà bâti – dont il faudra établir un inventaire. Une partie de la réponse vient du plan québécois d’indemnisation pour les sinistrés des inondations, qui propose une couverture totale maximale de 100 000$ par propriété inondée ou de 200 000$ pour une relocalisation. Cette mesure est d’ailleurs saluée par tous les experts comme une des politiques les plus avant-gardistes sur le continent. C’est un début de solution, mais il faudra trouver mieux pour éviter que l’histoire se répète.
Cette prise de conscience est cependant encore récente et d’autres sinistres frapperont avant qu’on puisse les prévenir de manière satisfaisante. Le Québec entre donc dans une phase de réveil. Ce qu’il y a de malheureux, c’est que nous devrons maintenant vivre ce cauchemar éveillé après avoir dormi 50 ans. Et nous devrons aussi prendre la pleine mesure de l’impact des changements climatiques, car s’ils ne sont pas la cause directe des inondations, ils en augmenteront le nombre dans les années à venir. À bon entendeur…!