Livres de la semaine
Un poignard dans un mouchoir de soie de Robert Lalonde
Un poignard dans un mouchoir de soie; le titre colle parfaitement au dernier roman de Robert Lalonde. Une histoire où la jeunesse côtoie la vieillesse, où la bonté se frotte à l’horreur, où les apparences peuvent être trompeuses et où la poésie se juxtapose aux jurons. Une histoire touchante, celle de trois personnages, car il s’agit bien de personnages, aussi campés que ceux de contes, un peu hors du temps, et dont la rencontre improbable mènera au pire et au meilleur. Une histoire que j’ai avalée d’une seule traite, superbement écrite.
L’écriture de Robert Lalonde vaut d’ailleurs, à elle seule, le détour. Les tirades poétiques inspirées des plus grands poètes, les références à Dostoïevski, les dialogues hachurés ponctués de silences criants de sens créent une ambiance forte et campent solidement personnages et décors. Du désamour de Jérémie, de l’amour de Romain et d’Irène, de leur désir et de leur tendresse pour cet adolescent figé dans le temps et dans la drogue naîtra la violence ultime, mais aussi la beauté pure, celle de l’art, d’une œuvre, lumineuse et forte, créée dans la noirceur et révélée dans la mort.
Deuxième Campari pour lui, second mimosa pour elle. Il se sont révélé leurs noms, âges et lieux de naissance, ont évoqué pudiquement les affres de leur solitude, leur inquiétude face à l’avenir rétréci, se sont exclamés de concert sur l’abominable état du monde. Il a voulu parler de la pièce, de l’émotion qu’elle a fait naître en lui, elle fait non de la tête et alors il a parlé des lilas en fleurs dans son petit jardin, elle a enchaîné sur les cactus précocement en fleurs aussi. Ce faisant, ils se décochaient des oeillades à la dérobée, souriant exagérément. Bref, ils ont tourné une bonne heure autour du pot, s’efforçant de retarder du mieux qu’ils pouvaient le vif du sujet: Jérémie. Quand ils sont enfin été au bout du rouleau, ils se sont tus. À présent, ils se dévisagent comme deux imposteurs attendant de voir qui le premier se trahira
L’histoire est simple, mais le scénario bien ficelé. Jérémie, un jeune échoué dans la ville et dans la drogue, se place tour à tour sur le chemin de Romain, prof de philo à la retraite, et d’Irène, comédienne vieillissante, dont la mémoire fuit parfois. Jérémie n’est pourtant pas qu’une épave. Alors qu’ils veillent sur lui, c’est lui qui prend soin d’eux, en leur tendant un tendre piège, en les faisant à nouveau vibrer, trembler et aimer. Entre leurs rides et leurs regards tendres, Jérémie reprend vie sous les rires de Asha et Migush, deux jeunes enfants protégés de Romain qui, à leur tour, aiment Jérémie, leur «prince». Un prince qui, comme celui de L’idiot de Dostoïevski, incarne la bonté et l’amour. Un prince qui sacre et parle mal parfois, invoquant un hypothétique syndrome de la Tourette, et qui peut citer les grands auteurs dans le texte et qui fraye avec la poésie.
Il sort claquant la porte de son antre de démanché. Si mon don de barbouilleur ne m’avait pas fui, comme tout le reste, le frisson du beau, l’orgueil de vaincre, la fierté de tromper, ce qu’ils appellent le talent, ces tas de marde, je partirais par les soirs bleus d’été dans les sentiers, picoté par les blés, fouler l’herbe menue, comme l’écrit le poète. Ou encore, le chevalet sur l’épaule, les poches pleines de couleurs, comme un Van Gogh désuicidé, ignorant que ses astres tournoyants finiraient un jour sur des tasses à café, des taies d’oreillers, des boîtes à lunch... Non, ne va pas par là, erreur fondamentale! C’est comme ça et pas autrement...
À la manière des poupées russes qui s’imbriquent l’une dans l’autre, l’histoire et les personnages se dévoilent un tableau après l’autre, jusqu’à la fin. Depuis ma lecture, il m’arrive de voir Irène, dont j’imagine les toilettes et le port de tête, ou encore Romain avec sa cravate un peu surannée ou la cagoule de Jérémie et son regard… C’est une scène qui joue dans ma tête, parce que de ce roman on pourrait vraiment tirer un très bon film ou une pièce de théâtre… «C’est comme ça, pas autrement...».
Un poignard dans un mouchoir de soie, Robert Lalonde, Éditions du Boréal, Octobre 2018, 208 pages, 20.95$
Écrivain et acteur, Robert Lalonde est l’auteur de plusieurs romans – C’est le cœur qui meurt en dernier (2013), À l’état sauvage (2015) –, de nouvelles – Un cœur rouge dans la glace (2009) –, de carnets – La liberté des savanes (2017). Son œuvre lui a valu un vaste lectorat et de nombreux prix.
Robert Lalonde viendra nous parler de ce livre au Rendez-vous Avenues, Le Salon avant le Salon Avenues.ca 2018 où il sera en compagnie de cinq autres auteurs de la rentrée. Une soirée animée par Claudia Larochelle à la Librairie Monet le 23 octobre prochain. L’événement affiche toutefois complet!