Les ratios sécuritaires: les infirmières ont leur quota!

Le 20 février le ministre Barrette annonçait une série de mesures pour corriger le tir avec les infirmières qui ont su démontrer la pertinence de leurs dénonciations et l’urgence d’agir. Mais tout n’est pas encore béton dans ce dossier. Retour sur leurs demandes trop longtemps ignorées.



Il faut lire les 70 pages du Livre noir de la sécurité des soins, publié par la Fédération interprofessionnelle pour la santé (FIQ), pour comprendre à quel point les infirmières ont eu raison d’exiger une meilleure organisation des soins au Québec.

Le constat est accablant: il n’y a pas assez d’infirmières qui travaillent dans les hôpitaux et les CHSLD, et celles qui y travaillent le font dans un cadre de médecine de guerre qui rationne les soins. (Nous utilisons à dessein le féminin, car 90% du personnel infirmier est féminin.) Alors bonjour les plaies de lit, les infections à la chaîne, les mauvaises prescriptions, les décès bizarres.

Dans les établissements québécois, on dénombre 1326 «événements indésirables» par jour, soit plus de 400 000 par année (503 000 en 2016-2017).  Ce sont surtout des chutes et des erreurs de médicaments. Ces erreurs sont largement liées au fait que les équipes de soins sont insuffisantes. C’est d’autant plus grave que 0,08% de ces événements indésirables entraînent le décès des patients.

Les infirmières ont dû se battre pour faire entendre leurs voix. Photo: Facebook FIQ-Santé
Les infirmières ont dû se battre pour faire entendre leurs voix. Photo: Facebook FIQ-Santé

Des arguments documentés

Derrière ce réquisitoire des infirmières, il y a un fait «nouveau»: les données probantes en matière de soins. Depuis 30 ans, les recherches scientifiques effectuées un peu partout dans le monde occidental font la démonstration hors de tout doute que la sécurité des patients est directement liée au nombre d’infirmières sur les étages et au nombre d’heures qu’on les fait travailler.

L’argument central des infirmières québécoises est de demander au gouvernement de statuer sur les «ratios sécuritaires». De quoi s’agit-il? Tout simplement du nombre de patients qu’une infirmière devrait avoir sous sa responsabilité et du nombre d’heures qu’elle devrait travailler.

Cela existe dans bien d’autres domaines: à l’école, le nombre d’élèves par enseignant est clairement établi. Dans les CPE, il y a un ratio d’enfants/éducatrice qui varie même selon le groupe d’âge. Et un avion qui n’a pas suffisamment d’agents de bord ne décollera pas.

Il y a de quoi tomber en bas de sa chaise quand on apprend que ces normes sont inexistantes en matière de gestion des soins au Québec.

Le livre noir de la FIQ On a notre quota étaye des arguments qui ont su ébranler la position du ministre Barrette. Photo: Facebook FIQ-Santé
Le livre noir de la FIQ On a notre quota étaye des arguments qui ont su ébranler la position du ministre Barrette. Photo: Facebook FIQ-Santé

Les patients québécois se retrouvent donc dans des situations extrêmement dangereuses où les infirmières travaillent trop d’heures, régulièrement 16 heures de suite, avec trop de patients sous leur responsabilité. Dans un cas caricatural, on a vu jusqu’à 175 patients sur trois étages pour une seule infirmière.

Le professeur Christian Rochefort de l’Université de Sherbrooke a mené l’une des premières grandes études du genre au Québec auprès de 125 000 patients sur 6,5 millions de quarts de travail. Il a montré que quand le nombre d’heures supplémentaires augmente de 5%, le taux de mortalité des patients grimpe de 3%. Et que lorsque la proportion d’infirmières baisse de 5% dans une équipe de travail, la mortalité grimpe de 5%. Alors, imaginez ce qui se passe quand il y a moitié moins d’infirmières qu’il le devrait (une situation régulière). Ses conclusions vont dans le sens des études britanniques, où l’on a mesuré que les hôpitaux qui ont moins d’infirmières ont un taux de mortalité de 26% plus élevé!

Dans les faits, un personnel soignant insuffisant se traduit par des soins rationnés. Les infirmières vont, spontanément, donner priorité à ce qui presse. Les autres patients devront rester deux heures de plus dans leur couche et attendre une autre heure qu’on les tourne ou qu’on les lève. Oubliez la lecture attentive du dossier. Le deuxième bain, ce sera pour la semaine prochaine. Et on jasera avec le patient quand on en aura le temps.

On croit rêver quand on apprend que dans l’État australien de Victoria, on a prescrit pour les CHSLD sept patients par infirmière le jour, huit le soir et 15 la nuit. Pas 175 sur trois étages.

En Californie, les ratios de sécurité, obligatoires depuis 2004, ont permis de doubler la durée des soins que le personnel prodigue à chaque patient. Une comparaison avec deux États américains qui ne pratiquent pas les ratios sécuritaires, le New Jersey et la Pennsylvanie, a montré que ceux-ci auraient 13,9% et 10,6% moins de morts des suites d’une chirurgie s’ils mettaient en pratique les ratios californiens.

Projets pilotes

À la suite du cri du cœur de l’infirmière estrienne Émilie Ricard, fin janvier, le ministre Barrette, dans son style habituel, a commencé par se braquer en blâmant les négociations patronales-syndicales. Il a suffi d’une rencontre avec la FIQ pour que le ministre adopte une attitude plus conciliante.

Et au terme d’une deuxième rencontre hier avec les infirmières, le ministre Gaétan Barrette annonçait 16 projets pilotes, qui devraient débuter avant Pâques et auxquels la FIQ sera partie prenante des comités d’évaluation. L’intention du ministre est d’étendre les ratios sécuritaires à tout le Québec d’ici l’automne, et il compte embaucher 3000 infirmières de plus.

Nancy Bédard, présidente de la FIQ-Santé Photo: FIQ
Nancy Bédard, présidente de la FIQ-Santé. Photo: FIQ

Si la FIQ a été si convaincante, c’est parce qu’elle a modernisé son discours. Au lieu de se camper dans le traditionnel «rapport de force» patronal-syndical, elle a appuyé ses revendications sur des données scientifiques. Les ratios sécuritaires réduisent de 16% le temps d’attente aux urgences. Cela réduit le taux d’accidents de travail du personnel de plus de 30%. Qu’est-ce que vous avez à dire contre ça, monsieur le ministre? Évidemment, rien.

Néanmoins, il faut saluer le ministre Barrette, qui a montré dans ce dossier davantage de souplesse et d’adaptabilité qu’on ne lui prête normalement. Il faut dire que, pour le gouvernement libéral, les dernières concessions aux médecins sont un véritable désastre de relations publiques, à huit mois d’une élection générale où la santé se révélera LE grand enjeu. Le ministre Barrette, qui a désormais le pouvoir de défaire ou de faire le gouvernement, avait donc intérêt à réagir très vite. Mais hormis les calculs politiques, reconnaissons qu’il a le mérite de pencher dans la direction du bon sens.

Si la FIQ a bien raison de se féliciter d’avoir mis de l’avant un «syndicalisme de propositions», la grande question sera de savoir si le Conseil du trésor suivra le ministre Barrette. Le ministre aura toutefois de bons arguments à faire valoir. Oui, l’embauche de 3000 infirmières, cela coûte 240 millions de dollars, mais on épargnera beaucoup sur les heures supplémentaires, les accidents de travail et les «événements indésirables». Et si les hôpitaux privés de Californie ont systématisé la pratique, c’est parce que le coût net est quasi neutre.

Comment en sommes-nous arrivés là?

Malgré les progrès actuels et l’état des connaissances en la matière, une question demeure: pourquoi alors, devant l’évidence, en sommes-nous arrivés à tant négliger les soins? Selon le professeur Christian Rochefort, cela s’explique globalement par le fait que nous vivons dans une société patriarcale qui déconsidère les professions féminines, les soins à la personne en général et les vieux, qui sont les premiers bénéficiaires de ces soins.

Cette indifférence a atteint un tel niveau chez les gestionnaires et les hauts fonctionnaires que la FIQ a dû prendre l’initiative d’instituer en 2016 un «formulaire de soins sécuritaires» où les infirmières documentent les cas de mauvaises gestions qui les exposent à faire du mauvais travail — ce que le ministère devrait faire sans qu’on le lui remette en pleine face.

Que lit-on dans ces formulaires? Que 40% des infirmières ont été incapables d’effectuer les soins requis par les patients — 50% dans les CHSLD. Dans un cas frappant, une infirmière a dû appeler le 911 et se plaindre de séquestration — on l’obligeait à faire des heures supplémentaires — pour que son gestionnaire lui trouve une remplaçante. On en arrive à des cas de décès où c’est le coroner qui constate qu’il n’y avait tout simplement pas assez de personnel sur les étages. Quand il faut un coroner pour constater ce que n’importe quel gestionnaire devrait voir, on est mal barrés.

La gestion globale des soins est en fait tellement bâclée qu’on en arrive à la situation suivante: la stabilité des équipes est déplorable puisque 51% des infirmières et 64% des auxiliaires n’ont pas de poste à temps complet, alors qu’un bon nombre doivent faire régulièrement deux quarts de travail de suite. Et moins de 20% des nouvelles recrues se font offrir un poste à temps complet. Pas étonnant que, depuis quatre ans, 1600 infirmières sont allées travailler ailleurs!

Le ministre Barrette a reconnu ces incohérences. En plus d’envisager d’interdire le temps supplémentaire obligatoire, il va demander aux administrateurs de systématiser l’embauche de personnel à temps plein. Il a même remis aux infirmières une liste complète des responsables dans chaque établissement.

Toute la question sera de savoir si, dans les mois qui viennent, la FIQ et le ministre Barrette sauront vaincre les résistances dans un réseau qui a si mal traité ses infirmières.

 

Éditorial

Auteur(e)

Jean-Benoît Nadeau

Chroniqueur au Devoir et collaborateur au magazine L’actualité, Jean-Benoît Nadeau a publié plus de 1 000 reportages et chroniques, remporté deux douzaines de prix journalistiques et littéraires, signé huit livres, vécu dans trois pays, élevé deux enfants et marié une seule femme.